mercredi 27 mars 2013

Le Troupeau - Partie 3 - Omnisens


III
Omnisens

    « -Coopérer ? Quest-ce encore que cette sottise ? Lattribut le plus fondamental de la vie est bien la production des petits, par chaque créature vivante, en communion intime avec elle-même. Sinon, quest-ce qui rend la vie digne dêtre vécue ?
-Cette forme-là donne bien la vie, mais lautre forme doit coopérer.
-Comment ?
-J’ai eu beaucoup de difficultés à le déterminer. C’est quelque chose de très intime, et, dans les recherches que j’ai faites parmi les écrits auxquels j’ai eu accès, je ne suis pas parvenu à trouver une description exacte et explicite. »
« L’amour, vous connaissez ? », Isaac Asimov.

1

    Elle se réveilla au crépuscule, la bouche pâteuse. Lascivement, la jeune femme bougea précautionneusement dans son lit. Ses reins douloureux réclamaient le plaisir. Elle brancha les électrodes sur ses tempes et régla l’e-pad. Doucement, les sensations de luxure commencèrent à l’envahir. Catherine avait choisi un programme progressif, pour faire durer l’expérience encore plus longtemps.
    Le plaisir monta jusqu’à ce qu’enfin, son corps se tende sous une cascade de plaisir, inondant son intimité.
    Catherine se leva, refermant sa chambre pour laisser intacts ses draps souillés et les odeurs musquées. Elle prit un soin particulier à s’habiller et à se maquiller. Il fallait de l’étrange et de l’excitant. De l’inconnu et de la chair, à la limite du vulgaire.
    Elle quitta sa maison.
    Le chemin des boîtes de nuit n’était pas long. Elle s’immergea dans la musique assourdissante, se laissant aller contre les corps enfiévrés. Ce ne fut pas long avant qu’hommes et femmes ne se rapprochent, sentant l’appât de la luxure.
    Catherine jeta son profil dans la toile. Il ne fallut pas longtemps avant qu’il ne soit hameçonné. Quatre hommes. L’un était marié, un autre était politicien. Elle élimina le second. Les politiciens ne valaient rien au lit.  Deux femmes. L’une était dans un concubinage à trois. Elle sélectionna ses proies. Ce soir, elle avait envie de brutalité. Elle élimina d’entrée les femmes, leur promettant une autre soirée. En revanche, elle garda les trois hommes.
    La compatibilité était là. Mais il restait à les convaincre de l’orgie. Aussi simple qu’était cette tâche, le faible pourcentage d’échec était tout ce qui restait du caractère excitant de la chasse. Ce frisson, cet instant de doute qui pimentait ses escapades. Elle plaçait à chaque fois la barre de plus en plus haut. La qualité des hommes et des femmes ou l’importance de ses déviances lui donnait l’impression d’être en vie. Sans cela, elle avait sa machine.
    Les hommes, animaux brutaux se laissèrent facilement emporter. Dans l’appartement de l’un d’eux, ils se livrèrent aux pires délices de la chair, faisant rougir de honte les satyres.
    Catherine ne fut satisfaite qu’à l’aube. Elle quitta l’appartement après une douche rapide. Ce matin-là, elle se sentait le besoin de se nettoyer de la passion de sa nuit de luxure. Même si au fond d’elle, elle ne l’admettait pas, elle rentrait chez elle avec le goût du dégoût.
    Lorsqu’elle parvint jusqu’à sa demeure, elle rentra et se fit couler un bon bain. Elle s’immergea complètement pour faire disparaître les dernières traces de sa nuit. Puis, les reins brûlants elle tituba vers son lit et brancha les électrodes sur ses tempes.
   
2

    Catherine resta plusieurs semaines cloîtrée dans son appartement. Lasse de son quotidien, elle cherchait un moyen de pimenter ses mornes journées.
    Lorsqu’elle quitta enfin sa demeure, elle avait trouvé un moyen de rendre la vie à sa vie. Plutôt que d’aller dans les boîtes ou les clubs, elle allait chasser dans les lieux communs, là où l’esprit des uns et des autres était tourné vers autre chose que la recherche d’un partenaire sexuel. Elle avait modifié son profil pour répondre aux attentes des pauvres ères qui n’avaient que le romantisme pour les sauver de leurs piètres performances dans les draps.
    Elle se sentait prédatrice, à l’affut. Sa lassitude s’estompait à mesure qu’elle parcourait les rues commerçantes de la ville. Le shopping « à l’ancienne » était devenu un sport, une distraction, comme le jogging l’était au vingtième siècle. Une chasse au trésor futuriste. Qui l’eut cru ? Mais Catherine n’avait que faire des vêtements. Elle se les achetait sur mesure, comme tout le monde. Les plates-formes numériques avaient cet avantage de pourvoir à tous les besoins quotidiens. Mais pas celui de la chasse. Elle aurait pu mille fois participer à ces jeux en ligne ou aux réalités virtuelles, créées pour développer l’être. Mais elles n’offraient pas le contact physique, cette présence si prenante de l’autre. De par ses appétits sexuels, elle restait l'une des rares à distinguer le réel du numérique.
    Maintenant, elle errait au centre commercial, telle une mante religieuse étrangère à la ruche. Sa première proie était plus que délectable. Sa situation aisée faisait de lui une cible privilégiée pour la plupart des femmes. Une victime moins docile et un jeu plus difficile. « Appréciable » songea-t-elle.
    Brusquement, elle fut poussée vers l'avant. Manquant de tomber, elle s'agrippa à l'étalage. « Excusez-moi ! » lança un jeune homme en l'aidant. « Je ne vous avais pas vue », ajouta-t-il.
    Elle le fixa, interdite. Combien de fois dans une vie pouvait-on entendre cela ? Il posa sa main sur son bras pour l’apaiser mais elle frissonna, se reculant immédiatement, brûlée par le bref contact.
    Une étincelle faisait briller les grands yeux sombres de l’inconnu. La gorge de Catherine devint sèche. Ses entrailles se nouèrent alors que la chair de poule gagnait ses bras.
    « Vous allez bien ? » lui demanda-t-il.
    Complètement déstabilisée, elle secoua la tête, reculant en manquant de renverser une étagère. Lorsqu’elle était enfant, elle avait failli brûler sa maison. Elle se souvint de la colère de son père, elle se souvint de son impuissance, elle se souvint de sa peur. C’était la même peur.
    Tremblante, elle tourna les talons, incapable de parler, se retournant pour fixer l’homme. Ce dernier la regarda d’un air amusé avant de disparaître de sa vue. Sous le choc, elle s’assit sur un banc. Tentant de calmer les spasmes qui l’agitaient.
    Le regard de l’inconnu semblait toujours sur elle, sur sa peau, sous sa peau, jusque dans sa chair. Elle respira profondément, tentant de se calmer. Après tout, elle avait déjà entendu parler de ce genre d’individus. Ils étaient inoffensifs. Elle fit l’inventaire des sites médicaux et, rassurée, elle se leva pour rentrer chez elle.
    Durant le trajet, Catherine s’immergea dans un flot de données numériques. Se submerger de pensées était la seule manière de ne pas penser. Seulement, ce n’était pas si simple. Son esprit saturé trouva une échappatoire : ce jeune homme qu’elle essayait d’éviter. « Qui était-il ? » Elle secoua la tête tentant de se concentrer sur un blog de cuisine. « Qu’est ce qui avait pu le rendre ainsi ? ». Catherine pressa le pas, les larmes aux yeux. Elle voulait l’oublier.
    Les passants se retournaient sur elle alors qu’elle assaillait la toile de ses pensées. Elle se rendit sur un forum qui aidait les personnes dans sa situation. Mais elle y trouva des avis haineux, des conseils mielleux, rien qui ne puisse l’aider à supprimer de sa tête l’importun.
    Aucun de ceux qui l’entouraient, physiquement ou numériquement, ne pouvait quelque chose pour elle. Il fallait qu’elle rentre.
    Après une course qui sembla durer une éternité, elle parvint enfin chez elle.
    La porte s’ouvrit immédiatement sur son ordre silencieux. Elle s’empara fébrilement des électrodes qu’elle brancha immédiatement. Le plaisir la submergea brutalement et les frontières du monde s’effondrèrent. L’image de l’inconnu se fondit dans la luxure. La sensation se dissipa trop rapidement. Et elle recommença. Elle recommença fébrilement jusqu’à convulser.
    Lorsqu’elle s’endormit enfin d’épuisement, elle l’oublia enfin. Elle oublia qu’elle n’avait pu l’atteindre sur la toile. Elle oublia qu'il n'avait aucune présence sur le réseau. Elle oublia qu’il n’existait pas. 
   
3

    La jeune femme jeta l’e-pad sur le mur. Elle regretta immédiatement son geste. Mais l’appareil ne lui servait plus à rien. Plus de refuge dans le plaisir. Catherine envoya une image mentale de l’inconnu sur la toile.
    C’était idiot. Comment quelqu’un qui n’était pas connecté pouvait-il avoir une trace sur les réseaux numériques ?
    Lorsqu’elle comprit qu’elle n’avait aucun moyen de le retrouver, un sentiment de frustration et de regret s’empara d’elle. Encore une fois, elle se tourna vers l’e-pad pour s’évader. L’appareil ne lui renvoyait que les images objets de son désir… l’inconnu. Elle ne se sentait nullement soulagée, bien au contraire. Dans les torpeurs post-orgasmiques, elle se sentait horriblement seule et pathétique.
    C’était bien plus qu’un désir physique.
    Ismaïl, pensa Catherine.
    Elle rejoignit son ami à Circle, un café du centre. Le genre d’enseigne aussi clinquante qu’aseptisée, prônant les vertus des produits de synthèse. La disparition du pétrole avait entraîné un boom économique notable. Les plus grands groupes économiques, comprenant les anciennes compagnies pétrolières, avaient riposté presqu’immédiatement avec des produits de développement durable. Les politiques mirent quelques années à s’adapter à la nouvelle donne. Ils furent forcés de réagir pour garder un semblant d’équilibre entre la consommation et les ressources disponibles. L’élevage et le soja avaient presque disparus. Les déchets, tant organiques que minéraux, étaient recyclés pour subvenir aux besoins alimentaires de tous. De plus, la stabilisation de la population avait entrainé la quantification exacte des besoins de production. Un nouvel ordre avait émergé dans lequel chacun était sensé avoir sa place.
    Circle fabriquait ses produits à partir du recyclage des organiques en y ajoutant des protéines de synthèse. Catherine commanda un thé arc-en-ciel, fabriqué à partir de feuilles de serre compactées et mêlées d’épice pour accentuer le goût.
    Ismaïl arriva et commanda un édulcola, le dernier soda à la mode.
    « Alors ma petite Catherine ! Que me racontes-tu de beau ? » demanda le jeune homme avec un sourire charmeur. Elle avait rencontré Ismaïl à la suite d’une étude de compatibilité. La faiblesse de leur entente sexuelle s’opposait au nombre incroyable de leurs centres d’intérêt communs. Ils sortaient régulièrement ensembles, se penchaient sur la gastronomie de synthèse, créant ou usant à merveille des produits. Ils se réunissaient sur les mêmes forums politiques et de voyage.
    Catherine s’égara d’abord à conter ses dernières expériences. Ismaïl ne fut pas dupe. Après tout, il travaillait au centre de psychologie comportementale du gouvernement. Il faisait partie de ceux qui définissaient les orientations de production en analysant les profils de la population.  
    La jeune femme raconta alors sa rencontre.
    « Hum… commença Ismaïl. On finit tous un jour par croiser un original comme ça. Ce sont des extrémistes qui choisissent de se marginaliser pour se donner l’impression d’exister. Ils ne supportent pas la conscience collective car ils n’arrivent pas à affirmer leur individualité.
-Oui, je sais, j’ai vu les forums. C’est assez explicite et je ne fais pas grand cas de ce genre d’individu. Ils sont semblables à ces sauvages qui retournent s’user la santé à vivre à la campagne en se coupant du monde. Le gouvernement les tolèrent car ils n’usent même pas d’e-viral et se renouvellent naturellement. Mais passons. Ce qui m’inquiète, c’est mon obsession pour cet homme.
-Ce n’est pas réellement un problème. Tu aimes le risque. Or, depuis la convention de Londres de 2214, la législation des Etats tend vers la suppression de cette notion. Les lois numériques et le profil des individus ont permis d’effacer largement les notions d’aléa. Le comportement de chacun est aisément prédictible. Cependant, certains refusent la routine. Dès lors, nous avons accentué les offres sportives et de voyage. La découverte physique de nouveaux réseaux ou la dangerosité d’une activité procurent l’adrénaline nécessaire à ceux qui la recherchent. Quant aux personnes qui ne sont pas encore satisfaites, on leur prescrit des doses hormonales pour supprimer cette addiction ou au contraire, des doses d’adrénaline pour leur procurer la sensation recherchée en toute tranquillité. »
    Catherine hocha la tête. Elle chercha et trouva en quelques secondes les informations complétant l’analyse d’Ismaïl.  
    « Je ne pense pas que cela s’applique à moi. J’ai toujours trouvé l’adrénaline nécessaire lors de mes parties de chasse.
-Je suis d’accord, coupa son ami. Cependant, c’est un nouveau gibier pour toi, un nouveau stade dans ton addiction. Comment peut-il en être autrement ? Tu n’as pas pu comparer vos profils, tu ne lui as même pas parlé. »
    Elle n’avait aucun argument à opposer à cela.
    « Peux-tu me prescrire quelque chose ?
-Bien sûr ! Une faible dose pour commencer. Je pense que cela te passera. »
    Rassurée, elle discuta plus librement.
    Catherine abandonna son ami. Elle passa au centre de soins pour récupérer sa prescription. La substance se répandit rapidement en elle. Bientôt, portée par une nouvelle ivresse, elle gambada dans la rue jusqu’à chez elle. Ismaïl avait mille fois raison. L’inconnu était sorti de sa tête.
Mais à quelques rues de son appartement, elle le croisa.
Elle inspira profondément, remuée par cette nouvelle rencontre.
Alors que Catherine rassemblait ses esprits, elle reçut un message. « freedream@resnullius.int ». Malgré cette adresse incongrue, elle ouvrit l’email par réflexe.
« 10, rue des Songes dans l’Outreville. Là-bas les illusions s’envoleront car la quête n’est pas éternelle. Quelle onde seras-tu dans les courants ? Catherine, ressentir sans s’avilir conduit à s’anoblir. Pas de jugement, seulement tes actes pour réaliser tes choix. Échappe-toi du carcan de la liberté. Tu souffriras, tu haïras mais tu vivras. Et lorsqu’on te demandera si tu es heureuse, tu n’hésiteras pas. »
Un I majuscule ornait les énigmatiques paroles.
La jeune femme serra les dents, la rage bouillonnant dans ses veines. Pour qui se prenait-il ? Il lui envoyait son adresse en voulant lui faire la morale ? Il y a bien longtemps que la dissociation des relations sociales avait assaini la société. Ça, associé au partage et à l’effacement progressif de la notion de propriété archaïque… Le BIB, Bonheur Intérieur Brut avait été boosté dans tous les Etats, au sein de toutes les communautés.
Elle allait se rendre chez ce salaud et lui montrer qu’il avait tort. Marchant avec rage, Catherine se dirigea vers Outreville.

4

    Outreville... La ville sans âme. Seule sa résolution l’empêcha de rebrousser chemin.
    Autour d’elle, les gens marchaient, absent des réseaux. Ils n’avaient aucune présence numérique, juste un fantôme d’existence physique. Elle ne les comprenait pas. Aussi, elle les craignait.
    Ils n’avaient pas le teint des gens qui prenaient de l’e-viral. Certains avaient même des rides et des cheveux blancs naturels… Leur laideur choqua Catherine.
    Frissonnant, elle arriva enfin à la maison de l’inconnu. Elle hésita une fraction de seconde avant de sonner. Elle se sentait idiote. Mais en elle résonnaient encore les mots du courriel et la rage était toujours présente.
   La porte s’ouvrit soudain, laissant apparaitre le jeune homme. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise en voyant Catherine.
    Elle n’avait plus pour elle l’assaut de ses atouts numériques. Elle n’avait plus que son attractivité naturelle. Elle commença maladroitement à minauder. L’autre passa de la surprise à l’amusement et éclata de rire. Il coupa Catherine qui arborait une moue vexée.
    « Je suis désolé mais votre… ‘approche’ est à revoir. J’ai deux chattes qui agissent comme vous à chaque saison des amours…. Et malheureusement, je ne suis pas amoureux de vous.
-Comment pouvez-vous le savoir ? Vous ne me connaissez même pas !
-L’amour a maintes définitions ayant entraîné maintes théories à son encontre. Le coup de foudre, les intérêts communs, la complicité, … J’en ai conclu qu’il s’agit juste d’un sentiment éprouvé ou non. A faire naître ou pas. La noblesse, le romantisme sont autant de catalyseurs. Mais en aucun cas les auteurs.
Catherine ouvrit la bouche de surprise. Elle n’avait jamais été repoussée de la sorte.
-Mademoiselle… S’il vous plaît, rentrez chez vous. Votre vulgarité et votre addiction aux réseaux ne m’intéressent pas plus que votre compagnie, » conclut-il avec fermeté en rentrant chez lui.
    Abattue la jeune femme resta devant l’huis clos. Elle sentit peu à peu toute force la quitter.
    Toutes ses certitudes, cette construction logique dans laquelle elle avait grandi… Tout cela n’avait plus aucun sens. Il n’avait jamais écrit ce message. Ressentir sans s’avilir… Ce n’était pas une question de compatibilité, de séduction ni même de luxure. C’était une question d’amour. Une danse naturelle qui avait des millions de schémas sans aucune logique. Pas besoin d’expériences sexuelles grandioses pour ressentir. Nul besoin de chasse…
    Ses actes pour réaliser ses choix… Il l’avait comparée à un animal en chaleur… Certes, l’homme a des besoins et ces besoins ont été consacrés et acceptés dans un ordre nouveau grâce aux extensions de liberté. Mais elle se sentait soudain comme tel. Le jugement ne venait pas de lui. Il venait d’elle.
    « Foutaises, cracha-t-elle entre ses dents, réprimant difficilement ses larmes. Foutaises… La liberté ne prend son sens que si des limites existent… »
    Elle rentra chez elle, titubant à la manière d’une ivrogne. Elle pleura, indifférente au monde, indifférente au réseau. En une soirée, il avait réussi à la briser. Elle souffrait, horriblement. Sans rien faire, il avait le pouvoir sur elle et elle le haïssait pour cela…
    Dans sa misère, elle ruminait les plus sombres songes. Toutes ces vies qu’elle croisait n’étaient que mensonges. Un flot de comportements étudiés, rationalisés pour optimiser les rencontres, le temps, les relations et éviter le moindre désagrément, a fortiori la douleur. Le libre-arbitre y était si peu présent… Et le temps… le temps… L’immortalité était là et pourtant les hommes cherchaient à rentabiliser le temps lui-même.
    Toute la charge émotionnelle refoulée qu’elle avait emmagasinée se libéra brutalement. Elle sanglota violemment, peinant à reprendre sa respiration. Sa crise l’isola des réseaux.  
    Lorsqu’elle eut épuisé toutes les larmes de son corps, elle tomba sur l’herbe d’une pelouse. Le vent sur sa peau la fit frissonner. Ses membres et organes perclus de la douleur de siècles de vie lui semblaient horriblement las. Elle caressa son bras nu avec l’étrange impression d’être enfin totalement nue. Elle écouta des passants passer non loin de là. Pas de profil parasite. Elle entendait le son de leur voix, elle voyait l’expression de leur visage. Toutes les imperfections, les tics qui faisaient la beauté de chaque être.
    Alors elle réalisa soudain que toutes ses années, ses sens avaient été bridés. Elle ressentait par anticipation sans nulle surprise. Elle avait été privée du fondement, du moteur de toute existence, le rêve. La société ne laissait plus de place à l’imaginaire. Les mêmes concepts, les mêmes idées avaient été réutilisées, cataloguées, tout ça pour créer de la valeur.
    L’électrochoc de ce soir lui avait ouvert les yeux. Elle se releva en tremblant, savourant sa renaissance. De nouvelles larmes mouillaient son regard. Des larmes de joie. Ça
    « Ça va mademoiselle ? » demanda un quidam.
    Catherine écouta le timbre des mots qui résonna telle une mélodie en elle. Le regard de l’homme était aveugle, perdu dans les réseaux. Son visage inexpressif respirait une addiction profonde. Elle pouvait percevoir l’individualité de ses semblables. Les particularités qui faisaient de chacun un être unique.
    « Je vais très bien, répondit-elle avec sérénité.
-Pourtant vous ne semblez pas heureuse », répliqua l’autre en s’éloignant.
    Son cœur battait à la chamade. Elle émergeait d’une torpeur de plusieurs siècles. Elle redécouvrait le monde, apprenant à aimer. Alors oui, elle était heureuse… et bien plus que ça, elle était libre. 


                                                                                                G.

(publié également sur http://draumurheim.wordpress.com/)

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