mercredi 13 mars 2013

Le Troupeau - Partie 1 - Immortalité

I
Immortalité
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« Ne t'inquiète pas d'un seul homme ; pense à des milliards d'hommes ! »
Les robots de l'aube, Isaac Asimov.
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1
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    Bob gratta machinalement les pigments nanotechnologiques de son tatouage de fonction. Il était certain que les implants que contenait l’encre bougeaient. A cause d’eux, ceux qui donnaient les ordres pouvaient le repérer, lire ses signes vitaux. Tout ça grâce à ce cube dessiné à l’encre.
    Il se souvient encore de l’immense hôpital universitaire blanc. Quoi de plus normal pour le gouvernement d’installer un centre de traitement dans un établissement d’apprentissage et parfois expérimental. Les couloirs et les salles étaient d’un blanc si aseptisé qu’il se sentait trop sale et impur pour avoir le droit d’y pénétrer.
    Une fois la piqure d’e-viral faite, la doctoresse lui avait offert un sourire adorable. Il reconnut néanmoins l’avoir fixée effrontément durant l’opération. Pour sa défense, elle ressemblait à s’y méprendre à une ancienne actrice du début du millénaire. Si les films de l’époque étaient déplorables de médiocrité, il fallait reconnaître aux actrices une beauté superbe.
    « Vous me rappelez quelqu’un, lui avait-il dit.
-Vous me voyez tous les dix ans depuis un siècle et vous n’avez toujours pas trouvé ? avait-elle répondu d’une voix malicieuse.
-J’espère à chaque fois que vous allez m’aider autour d’un dîner, avait-il tenté.
-Vous savez bien que je n’ai pas le droit de sortir avec mes patients. Par contre, je vais rester plus longtemps avec vous aujourd’hui.
-Je savais bien que je vous plaisais ! »
Elle s’était contentée de lui offrir un autre sourire. Ce sourire à la fois gêné et ingénu dans lequel il lisait tant de choses. Elle avait nettoyé son bras sans un mot avant de le mener dans le labyrinthe stérile de l’hôpital. Elle était adorable dans sa blouse blanche. Certains fantasmes des hommes restaient immuables.
« Vous vous sentez prêt pour les tests ? lui avait-elle demandé dans l’ascenseur.
-Je n’ai plus grand-chose à prouver, avait-il rétorqué avec un aplomb facétieux.
-Et pour le reste ?
-Je le supporterai sans peine si je connaissais votre nom.
-Vous n’abandonnez jamais ! avait-elle remarqué en riant.
-Je vais passer des examens terrifiants et vous me refuser de me dire votre nom ? s’était-il faussement indigné.
-Nous verrons », l’avait-elle frustré d’un ton amusé.
    Ils étaient entrés dans la salle de tests physiques. Elle l’avait observé longuement passer toute sorte d’examens destinés à prouver sa faculté à résister à la douleur ou à des conditions extrêmes. Pour lui, tout cela n’était qu’une simple routine. Il avait traversé assez d’épreuves pour endurer ce genre d’exercice, nés de l’esprit torturé des médecins. Il aurait eu plus d’estime en toute cette mascarade si elle avait été orchestrée par les officiers médicaux des champs de bataille.
    Sa doctoresse l’avait ensuite abandonné, le temps de test psychologiques et intellectuels. Bob était le genre d’individu que le gouvernement adorait. Il n’avait plus de famille et aucune attache sentimentale. Il était seul, expérimenté et sans une once d’idéalisme. Ses actes l’avaient d’ailleurs prouvé à maintes reprises. Il faisait le job. Le reste importait peu. Ces derniers examens n’étaient qu’une routine, pour vérifier qu’il avait les tripes. Le gouvernement voulait prévenir les syndromes de guerre ou autres noms tapageurs venant rappeler qu’une conscience pouvait émerger de l’état de nature.
    Il se rappelait bien du regard de mépris que lui avait lancé le psy. « Pourquoi avoir voulu ce poste ? avait-il demandé.
-Pour rester en vie le plus longtemps possible.
-Vous avez près de trois cent ans. Votre temps n’est-il pas révolu ? s’était étonné le médecin.
-Je suis encore là. Mon temps s’écoule toujours, avait rétorqué Bob avec dédain.
-Vous allez ôter la vie de nombreuses personnes.
-C’est ainsi. Leur temps sera révolu. Elles devront laisser leur place. C’est pas moi qui décide. Je serai qu’un instrument. Un bon vieux couteau… inusable », avait-il expliqué.
    Ce foutu psy avait hésité à valider le dossier. « Egoïste. » « Individualiste. » « Intéressé. » « Déterminé. » Le profil type du chien qui n’hésitera pas à mordre la main de son maître si elle ne le nourrit plus.
     « Une dernière question… Que ferez-vous lorsque votre tour viendra ?
Bob avait haussé les épaules.
-Je mettrai mes affaires en ordre avant de suivre la procédure. De toute façon, si je n’y vais pas, un faucheur viendra. Alors que vous répondre ? »
    Ces mots avaient convaincu le médecin.
    « Que voulez-vous pour tatouage ?
-Un cube. Sur la nuque.
-Parfait. Je vous rappelle que ce sera votre tatouage de fonction. Il sera relié à votre activité neuronale par exception aux lois bioéthiques en vigueur. Lorsque vous serez connecté aux réseaux que nous couvrons, nous pourrons ainsi vous entendre penser, vous localiser et même lire le moindre de vos mouvements.
-Et je suppose que vous pouvez également me faire disparaître si besoin est… Pourquoi m’avoir fait passer ces tests foireux ?
-Le dispositif est un dispositif de détection. La nanotechnologie nous permet de lire vos impulsions neuronales. Pour vous faire disparaitre, il aurait fallu créer un émetteur et un réseau de synapses…
-Epargnez-moi vos explications de grand ponte. Je vous crois pas.
-Libre à vous. Voici votre plaque, votre arme de service et un récapitulatif de vos fonctions, avait déclaré le chercheur en tendant un dossier relié.
-Vous pouvez me faire la version courte ? Je ne lis que de la philosophie.
-Vous appartenez désormais à la brigade des faucheurs. Votre tâche se résume à ôter la vie de ceux qui vous seront désignés. Ni plus, ni moins. Si jamais vous avez des doutes ou des questions, vous serez remplacé… L’immortalité est vraiment une belle connerie, avait-il ajouté. Seule la descendance a de l’importance.
-A quoi bon s’encombrer de mioches si l’on peut vivre pour l’éternité ? avait répondu Bob en riant.
-Je n’en attendais pas moins de votre part… Je vous laisse le dossier au cas où. »
    Depuis ce jour, Bob n’avait eu ni doutes, ni questions.
    L’e-viral permettaient le renouvellement constant des cellules. Une régénération qui rendait presque immortel. Le renouvellement des neurones appartenait à chacun et les psychotropes aidaient à ne pas virer bovin. L’immortalité vendue en pharmacie. Comment les gouvernements auraient-ils pu règlementer cela ? Pourquoi interdire un tel pouvoir aux uns et pas aux autres ? Les pénalistes avaient trouvé la solution. La prévention était inutile. La répression intervenait alors. Les actes des individus justifiaient leur immortalité. Ainsi que leur âge. Et bien d’autres facteurs prétendument objectifs. Bob intervenait alors, garantissant que le citoyen allait laisser sa place.
    Il soupira et gratta sa barbe. Ces poils l’indisposaient. Mais depuis la grande mission musulmane de 2156, il valait mieux prier à la mosquée qu’à l’église… Avec les guerres de religion, personne n’était nécessaire pour dépeupler la Terre.
    Il frappa à la porte. Un homme élégant lui ouvrit. Ses yeux bleus avaient du faire des ravages dans le cœur de beaucoup. Son visage avenant se décomposa lorsque Bob lui montra sa plaque.
    « Brigade de fauchage. Monsieur Alan Melnik ? – L’intéressé acquiesça en tremblant. – Vous avez été déclaré mortel par le service de renouvellement. Vous n’avez pas donné suite à la procédure de renouvellement alors je viens m’assurer que vous allez laisser votre place. »
    Alan tourna les talons et s’enfuit dans l’appartement. Un autre homme en peignoir regarda d’un air interdit le faucheur poursuivre son compagnon. Bob le rattrapa sans peine. Il le plaqua sur le sol avant de se tourner vers l’homme en peignoir : « Vous êtes son conjoint ?
-Oui… Mais qu’a-t-il fait ? Pourquoi…
-Brigade de fauchage. Monsieur Melnik doit laisser sa place. Vous pourrez récupérer sa dépouille au service de renouvellement.
-Laissez-moi au moins lui dire adieu ! » pleurnicha l’autre.
    Bob soupira et leur laissa quelques minutes avant de récupérer sa cible. En général, il devait faucher des célibataires. Les familles posaient souvent quelques problèmes mais jamais insurmontables. De toute façon, le service de renouvellement effectuait des sélections objectives sur des critères permettant la stabilité sociale.
    « Je vais vous demander de remplir ce questionnaire. Comme il est indiqué, votre fuite supprime les avantages éventuels quant à votre dernière volonté ou à la manière de laisser votre place. Vous avez un quart d’heure sous peine de subir la procédure par défaut. »
    Melnik s’empara de l’e-pad en tremblant.
    Bob récupéra le formulaire rempli et s’assura machinalement de l’ensemble des opérations. Ses années d’expérience rendaient ses gestes sûrs et presque rassurants. Il contempla Melnik rendre son dernier soupir avec la satisfaction d’un travail bien fait.
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2
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    « Vous me rappelez quelqu’un.
La doctoresse éclata de rire.
-Dix ans déjà ! Les années passent à une vitesse folle !
-Cela ne nous rajeunit pas, confirma Bob en riant.
-Pourquoi vous obstinez-vous à venir ici au lieu d’acheter votre e-viral en pharmacie ? soupira-t-elle avec le charme divin de l’actrice.
-Je ne connais toujours pas votre nom.
-A quoi cela vous avancerait-il ?
-Je pourrai mettre un nom sur votre visage autre que Guenièvre, Roxane ou Hélène. »
    Cette fois-ci, elle ne répondit pas. Son visage se colora d’écarlate tandis qu’elle se détournait. Bob haussa les épaules et remis sa veste. Après tout, il songea qu’il avait toute l’éternité devant lui. Et puis, le chef l’attendait.
    Le faucheur entra dans la lumineuse bâtisse des services de renouvellement. La grande porte ressemblait à ces vieilles églises éclatantes de beauté. Les fidèles devaient être impressionnés de crainte et de respect. Mais ils ne connaissaient pas la porte par laquelle entraient ceux qui laissaient leur place. Il dépassa un couple probablement en route pour une demande de conception. Il se dirigea sans attendre vers le bureau du patron, les veines enflammées d’e-viral. Les marqueurs se fixaient à ces cellules, entrainant un nouveau processus de régénération pour dix autres années.
    Il frappa à la porte où resplendissait la plaque « Capitaine de Brigade – Frank O’Grady » et entra, droit comme un i.
    « Assied-toi Bob, lui dit Frank. Je te sers un remontant ?
Le faucheur hocha la tête. Lorsqu’O’Grady lui proposait un verre, les nouvelles étaient souvent mauvaises.
-Une affaire épineuse ?
-Ouais, confirma le gradé. Une huile de l’opposition doit laisser sa place. La couille dans le potage, c’est qu’il prend ça comme une attaque personnelle. Il conditionne déjà son groupe parlementaire à son départ en tant que martyr.
-Qui est-ce ? demanda Bob qui se foutait pas mal des querelles politiques. Il envisageait déjà sa mission sous l’angle technique.
-Gwenaël Perrilec, le leader des indépendantistes catholiques. – Bob tiqua. – Yep ! Tu vas souffrir bonhomme… Mais jusqu’ici, tu ne m’as jamais déçu.
-Je suppose qu’il faut que je le ramène sans vagues, s’enquit le faucheur.
-Ce ne sera pas de la tarte fiston. D’autant plus que ses partisans sont déchainés. Il faudra t’attendre à une résistance musclée, confia O’Grady.
-Alea jacta est.
Le chef s’esclaffa.
-Te fatigue pas à me parler chinois. C’est beau d’avoir de la culture mais je m’en tape comme de mon premier slip. Je te laisse carte blanche. Prends quelques hommes avec toi si besoin est. C’est Mohandir qui a le dossier. »
    Bob vida son verre et quitta son chef pour rejoindre le bureau des renseignements.
    Il descendit jusqu’à la cave des geeks et entra.
    « Salam alikoum, lança-t-il.
-Alikoum salam », répondit Mohandir, un petit homme nerveux. Il passa nerveusement une main dans ses cheveux, l’air hagard. Puis il réalisa que Bob attendait : « Ah ! Heu… Tu veux le dossier Perrilec ?
-Cela peut m’être utile, » répondit le faucheur en s’asseyant sur un coin de bureau pour patienter. L’autre pianota sur son ordinateur pour en tirer une plaque de données. Bob s’empara du petit carré de plastique en remerciant l’informaticien d’un signe de tête.
    « Les données sont sécurisées mais vu l’importance de la mission, je te conseille de couper les connections actives quand tu étudieras le dossier.
-Autre chose que je devrais savoir ?
-Pas que je sache… Méfie-toi juste des engrenages politiques. En général, ce sont les simples exécutants comme toi qui font office de bouc-émissaire, conseilla Mohandir.
-Tu peux me couvrir numériquement ? demanda Bob.
-Comme d’habitude. Mais les enregistrements doivent rester au sein du bureau de renouvellement.
-Autrement dit, si j’ai un pépin, ça me sera inutile. Tu peux toujours les router sur mon adresse personnelle pour les besoins des investigations ?
-Heu… oui, mais je ne vois pas ce que ça change, répondit le technicien interloqué.
-Bien. Fais-le juste, je m’arrange du reste. Ainsi, tu n’auras pas à te mouiller. »
    Sur ces mots, Bob tourna les talons. Il regagna son appartement pour y étudier le dossier. Il soupira en visualisant les données. Il avait horreur de ce genre d’embrouilles…
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3
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    « Encore une fois, tu ne m’as pas déçu mon petit Bob ! » lança O’Grady.
    L’intéressé savourait un cigare en compagnie de son supérieur. La mission avait été un véritable succès. Il avait retrouvé le sénateur après une semaine de traque. Sans surprise, son domicile était vide. Bob avait donc analysé les données en profondeur. Perrilec ne cherchait pas vraiment à se cacher mais plutôt à entourer son renouvellement d’une publicité pour promouvoir sa politique. Bob s’était donc rendu au siège du parti des indépendantistes catholiques. Là, il fut étonné car il eut beau fouiller, il eut beau interroger ses camarades, il n’y avait aucune trace de lui. Logiquement, une seule seconde piste s’imposait. Perrilec avait réellement eu peur et il s’était réfugié dans un endroit où personne ne pourrait l’atteindre. Le faucheur avait eu un mal fou à faire parler les indépendantistes. Ces foutus cathos avaient un sens de l’honneur qui dépassait l’entendement.
    L’affaire s’était alors corsée. Bob avait fouillé la résidence de Perrilec pour trouver des informations. Et ses résultats avaient dépassé ses espérances. L’indépendantiste avait tenté de supprimer des données mais le faucheur avait pu reconstituer les fichiers.
    « Tu as découvert le pot-aux-roses, n’est ce pas ? demanda le capitaine.
-Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit Bob qui préférait se couvrir.
O’Grady éclata de rire.
-Très bien ! Tu ne changeras jamais. Tu es plus prudent qu’un banquier ! »
    Le pot-aux-roses… Le capitaine parlait des preuves que Perrilec avait rassemblé sur la STOR, la Section Tactique Officieuse de Renouvellement. Jusqu’ici, ce n’était qu’une légende urbaine, entretenue par les bandes de nerds paranoïaques sur les réseaux. Enlèvements, catastrophes naturelles, accidents, la STOR étaient derrière tout ça. Du moins pour le genre de types qui préfèrent les théories du complot à la réalité de la vie.
    Jusqu’ici Bob s’en foutait. Il était faucheur, il était en vie et il était immortel. Seul cela comptait. Mais faire son boulot, c’était fouiller dans la fange de ce catho. Faire son boulot, c’était découvrir les preuves que la STOR existait. Les faucheurs étaient ralentis par les restrictions bureaucratiques. Pour calmer la populace, le gouvernement avait du trouver des moyens de renouveler plus rapidement.
    « Ménage-toi mon petit Bob. Je sais que tu ne prendras pas de vacances alors je t’ai limité pour quelques jours aux petits renouvellements, expliqua le capitaine.
L’intéressé hocha la tête.
-De toutes les façons, tu verras ça avec le bureau des renseignements. »
    Le faucheur ne fut pas tranquille lorsqu’il quitta le bureau de O’Grady. Même s’il n’avait rien dit concernant les preuves de Perrilec, il restait un témoin gênant. Et un témoin gênant disparaissait souvent de la circulation. Il avait une chance du fait de ses états de service. Sa discrétion, son efficacité, le rendait précieux mais pas irremplaçable. Et puis, son enquête avait été couverte numériquement. O’Grady savait parfaitement à quelles données Bob avait pu accéder…
    Il soupira et rétablit ses connexions actives. Il avait quatre nouveaux messages. Il effaça deux spams et enregistra le lien de sa couverture numérique. Sa mémoire visuelle avait collecté les données sur la STOR. Elle était routée directement sur le serveur de Mohandir qui l’enregistrait au bureau des renseignements. Ces archives n’étaient consultables que sur les postes informatiques du commissariat. Mais certains faucheurs pouvaient récupérer ces données pour les besoins d’une enquête. Bob l’avait demandé à Mohandir qui lui avait envoyé. Avec ce lien, il avait un moyen de pression sur le commissariat. Aussi, il l’envoya directement à Albert Henysgol (vieille école en gallois), un des seuls juristes discrets dont la réputation restait plus ou moins blanche.
    L’adresse du dernier email lui était inconnue. « freedream@resnullius.int » Un .int. Le domaine avait été approuvé par la communauté internationale. Se pourrait-il que cela soit une organisation non gouvernementale ? Mais nulle part la presse ne parlait d’une association du nom de Resnullius. Quant au pseudonyme Freedream, cela ressemblait au nom d’un mouvement de rébellion théocratique en Europe de l’Est. Il hésita un instant et fit une analyse avancée par son antivirus. Le message était clair. Intrigué, il l’ouvrit.
    « Guenièvre, Roxane ou Hélène n’ont jamais prétendu à l’immortalité. Alors pourquoi vivent-elles encore après tant d’années ? Camarade Bob, le temps de l’éveil approche enfin. Pour rester endormi, il te suffira de refuser l’affaire qui vient. Je t’écris pour te laisser le choix. Je n’envie pas ton sommeil froid. Rappelle-toi que l’immortalité frappe ceux qui embrassent un destin glorieux et glorifié. »
    Les quelques lignes étaient signées d’un I. Bob resta de longues minutes dans le couloir à s’imprégner des mots. L’auteur avait repris ses propres paroles. Guenièvre, Roxane ou Hélène… Or il ne les avait dites qu’à sa doctoresse. Mais quelque chose ne collait pas. Elle n’était pas de celles qui appartenaient à un mouvement quelconque. Elle se contentait de faire son travail et d’être heureuse. C’était ce qui lui plaisait chez elle. Il se retrouvait un peu dans cette manière de vivre. Il faisait son boulot de faucheur et menait sa petite vie. Seulement, il avait oublié qu’il agissait pour conserver son immortalité. Celui qui avait écrit cet email le connaissait bien.
    Il se connecta rapidement à la base de données des noms de domaines enregistrés en .int. Il n’y avait aucune information sur le créateur ou sur le possesseur du domaine Resnullius. Pestant, il allait se diriger vers le département informatique quand il fut bipé par le bureau des renseignements.
    Mohandir étaient plongé dans une analyse qui semblait particulièrement complexe. Sans lever les yeux de son travail, il salua Bob d’une main qui s’agita vers les boîtes de mission. Après  identification rétinienne, la porte s’ouvrit. Un petit carré de plastique reposait dans le coffre.
    Le faucheur soupira d’aise. Les dossiers les moins complexes étaient déposés dans les boîtes, avertissant le destinataire d’un simple signal. Les faucheurs avaient un nombre régulier d’affaires courantes à expédier. Ils pouvaient en refuser certaines tant qu’ils remplissaient leur quota et en cas de circonstances exceptionnelles.
    Bob s’empara de la plaque de données. L’affaire concernait une femme. Sa situation aisée dans le domaine médical ne l’avait pas protégée de la froideur des algorithmes. Bob accepta la prise en charge du dossier et fit défiler les données. Au fur et à mesure qu’il découvrait les informations, il sentit ses entrailles se nouer. « Camarade Bob, le temps de l’éveil approche enfin. Pour rester endormi, il te suffira de refuser l’affaire qui vient. »
    Il regarda une nouvelle fois les photographies pour en être sûr. Sa cible de renouvellement était sa doctoresse.
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4
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    Ils l’avaient piégé. Ils cherchaient à tester sa loyauté. Le mystérieux I savait que Bob ne voulait que l’immortalité. Il lui avait donné le choix en le prévenant. Bob aurait son immortalité au prix de la seule personne qu’il appréciait vraiment. Mais I se trompait sur un point. Le faucheur était depuis longtemps éveillé. Il avait embrassé le système, œuvrant pour préserver sa longévité.
    Bob soupira et se prépara à accomplir son devoir. Sa moralité viciée d’individualisme était tellement ancrée en lui que le doute était aussi dérangeant qu’une mouche agaçante. Il allait renouveler sa doctoresse.
    Il avait accepté le dossier. Le refuser allait servir de prétexte à ses supérieurs pour le mettre en cause. Et de toutes les façons, si une enquête s’ouvrait, la présence de la STOR allait être révélée. Sa situation était délicate. Il devait faire profil bas sans pour autant se laisser écraser. Et il n’était pas à l’abri d’un renouvellement arrangé…
    Assailli de noires pensées, il rentra chez lui pour être accueilli par son appartement de plastique et de verre. Les meubles standardisés étaient immaculés. Il suspendit sa veste au porte-manteau et attrapa une bière dans le frigo. L’amère fraicheur ne fut pas suffisante. Aussi, il s’empara d’une bouteille de whisky avant de s’asseoir sur le canapé de cuir synthétique. Il ferma les yeux devant son univers qui lui donnait la nausée. Changer de vie importait peu. Il s’accrochait à son immortalité comme une tique à un chien. Il se fermait au monde tant et si bien que les idéaux n’avaient plus aucune substance. Aveugle et sourd… mais en vie.
    Il but. Il but jusqu’à oublier pourquoi il buvait. Le litre d’alcool brûlait dans ses veines, engourdissant son esprit. Il ne voulait pas s’endormir. Au réveil, il allait accomplir son devoir.
    L’aurore se leva bien trop vite. Il avala une aspirine et nettoya machinalement ses beuveries de la veille. La paresse, l’oisiveté étaient plus néfastes que le pire des poisons. Ce fut avec délectation qu’il entra sous la douche, cherchant à noyer ses pensées comme il l’avait fait avec l’alcool. Le faucheur joua avec la température, s’ébouillantant avant de se rincer à l’eau glacée. Expier rendait le sentiment de culpabilité moins présent.
    Chaque geste quotidien semblait durer l’éternité. Pourtant, le temps s’envolait bien trop vite. Il enfila ses vêtements et vérifia qu’il portait bien sa plaque. Il posa la main sur son arme de service pour se rassurer. Enfin, il sortit dans la rue.
    L’hôpital n’était pas très loin. Posant un pied devant l’autre, Bob avançait, préférant marcher que d’étouffer dans son véhicule de fonction. Les rares passants qu’il croisait restaient indifférents. A quoi s’attendait-il ? Dans une société aussi individualiste, un quidam qui remarquait le mal-être d’un autre préférait se taire, de peur que sa sollicitude ne lui attire des ennuis. Nul regard exprimant de la compassion ou une interrogation muette. Bob se rendit alors compte qu’il dévisageait chaque personne, implorant presque un quelconque échange même s’il suintait de mépris.
    Devant ce constat, il ne s’autorisa aucune pitié et se ressaisit. Il avait mieux à faire que de chercher à se faire plaindre. Depuis tant d’années, il vivait seul, gérant ses problèmes par lui-même, n’étant connecté au monde que par son travail. Il s’était laissé affecter à cause de sa relation avec la doctoresse et il risquait la bavure. Il respira profondément et redevint maître de lui-même. Sa froideur et sa présence d’esprit lui redonnèrent le contrôle.
    Il entra dans l’hôpital sans ciller.
    Elle lui rappelait quelqu’un, songea Bob en voyant arriver sa doctoresse.
    Elle salua un confrère et continua son chemin, arborant un sourire à l’effluve de vie. Elle ne laissait personne indifférent, comme ces actrices des premiers temps du cinéma. Aucun effet spécial, aucune retouche n’étaient nécessaires pour que sa présence affecte le cœur de chacun.
    Ses talons claquaient joyeusement. Les yeux de la doctoresse se posèrent sur Bob. L’expression de son visage changea l’espace de quelques secondes. La surprise et la joie furent de courte durée. Elle savait quel était le métier de Bob. Il avait quelques années devant lui avant sa nouvelle injection d’e-viral. Lorsqu’elle avait reçu l’avis de renouvellement, elle savait qu’elle aurait du fuir immédiatement. Elle pensait qu’il y avait peut-être une erreur. Que l’importance que ses patients lui accordaient pourrait jouer en sa faveur. Mais Bob était la preuve que ses espoirs étaient vains. La surprise et la joie se muèrent en crainte.
    « Brigade de fauchage. Mademoiselle Sarah Freja ? – Une larme coula le long la joue de la doctoresse tandis qu’elle hochait la tête. – Vous avez été déclaré mortelle par le service de renouvellement. Vous n’avez pas donné suite à la procédure de renouvellement alors je viens m’assurer que vous allez laisser votre place », récita froidement Bob.
    Elle eut la décence de ne pas implorer. Elle se dressait, fière, devant le faucheur. Il la regardait, impassible. Un message le fit tressaillir. Mais il se reprit immédiatement.
    La suite se déroula comme dans un rêve. Elle le suivit sans aucune résistance, telle une poupée de chiffon. Une fois au centre de renouvellement, elle remplit d’un air absent les formulaires. Bob pensa de prime abord qu’elle ne réalisait pas encore. Mais sa profonde résignation ébranla le faucheur. Ce doute sur la prise de conscience de la doctoresse la rendait aussi innocente qu’un enfant.
    Il n’oublia jamais je dernier regard qu’elle lui lança. Au plus profond de son âme, il savait qu’elle ne méritait pas de mourir. Mais au moins, il continuait à vivre.

                                                                                       G.

(publié également sur http://draumurheim.wordpress.com/)

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