I
Immortalité
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« Ne t'inquiète pas d'un seul homme ; pense à des milliards d'hommes ! »
Les robots de l'aube, Isaac Asimov.
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1
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Bob gratta machinalement les pigments nanotechnologiques de son
tatouage de fonction. Il était certain que les implants que contenait
l’encre bougeaient. A cause d’eux, ceux qui donnaient les ordres
pouvaient le repérer, lire ses signes vitaux. Tout ça grâce à ce cube
dessiné à l’encre.
Il se souvient encore de l’immense hôpital universitaire blanc. Quoi de
plus normal pour le gouvernement d’installer un centre de traitement
dans un établissement d’apprentissage et parfois expérimental. Les
couloirs et les salles étaient d’un blanc si aseptisé qu’il se sentait
trop sale et impur pour avoir le droit d’y pénétrer.
Une fois la piqure d’e-viral faite, la doctoresse lui avait offert un
sourire adorable. Il reconnut néanmoins l’avoir fixée effrontément
durant l’opération. Pour sa défense, elle ressemblait à s’y méprendre à
une ancienne actrice du début du millénaire. Si les films de l’époque
étaient déplorables de médiocrité, il fallait reconnaître aux actrices
une beauté superbe.
« Vous me rappelez quelqu’un, lui avait-il dit.
-Vous me voyez tous les dix ans depuis un siècle et vous n’avez toujours pas trouvé ? avait-elle répondu d’une voix malicieuse.
-J’espère à chaque fois que vous allez m’aider autour d’un dîner, avait-il tenté.
-Vous
savez bien que je n’ai pas le droit de sortir avec mes patients. Par
contre, je vais rester plus longtemps avec vous aujourd’hui.
-Je savais bien que je vous plaisais ! »
Elle
s’était contentée de lui offrir un autre sourire. Ce sourire à la fois
gêné et ingénu dans lequel il lisait tant de choses. Elle avait nettoyé
son bras sans un mot avant de le mener dans le labyrinthe stérile de
l’hôpital. Elle était adorable dans sa blouse blanche. Certains
fantasmes des hommes restaient immuables.
« Vous vous sentez prêt pour les tests ? lui avait-elle demandé dans l’ascenseur.
-Je n’ai plus grand-chose à prouver, avait-il rétorqué avec un aplomb facétieux.
-Et pour le reste ?
-Je le supporterai sans peine si je connaissais votre nom.
-Vous n’abandonnez jamais ! avait-elle remarqué en riant.
-Je vais passer des examens terrifiants et vous me refuser de me dire votre nom ? s’était-il faussement indigné.
-Nous verrons », l’avait-elle frustré d’un ton amusé.
Ils étaient entrés dans la salle de tests physiques. Elle l’avait
observé longuement passer toute sorte d’examens destinés à prouver sa
faculté à résister à la douleur ou à des conditions extrêmes. Pour lui,
tout cela n’était qu’une simple routine. Il avait traversé assez
d’épreuves pour endurer ce genre d’exercice, nés de l’esprit torturé des
médecins. Il aurait eu plus d’estime en toute cette mascarade si elle
avait été orchestrée par les officiers médicaux des champs de bataille.
Sa doctoresse l’avait ensuite abandonné, le temps de test
psychologiques et intellectuels. Bob était le genre d’individu que le
gouvernement adorait. Il n’avait plus de famille et aucune attache
sentimentale. Il était seul, expérimenté et sans une once d’idéalisme.
Ses actes l’avaient d’ailleurs prouvé à maintes reprises. Il faisait le
job. Le reste importait peu. Ces derniers examens n’étaient qu’une
routine, pour vérifier qu’il avait les tripes. Le gouvernement voulait
prévenir les syndromes de guerre ou autres noms tapageurs venant
rappeler qu’une conscience pouvait émerger de l’état de nature.
Il se rappelait bien du regard de mépris que lui avait lancé le psy. « Pourquoi avoir voulu ce poste ? avait-il demandé.
-Pour rester en vie le plus longtemps possible.
-Vous avez près de trois cent ans. Votre temps n’est-il pas révolu ? s’était étonné le médecin.
-Je suis encore là. Mon temps s’écoule toujours, avait rétorqué Bob avec dédain.
-Vous allez ôter la vie de nombreuses personnes.
-C’est
ainsi. Leur temps sera révolu. Elles devront laisser leur place. C’est
pas moi qui décide. Je serai qu’un instrument. Un bon vieux couteau…
inusable », avait-il expliqué.
Ce foutu psy avait hésité à valider le dossier. « Egoïste. »
« Individualiste. » « Intéressé. » « Déterminé. » Le profil type du
chien qui n’hésitera pas à mordre la main de son maître si elle ne le
nourrit plus.
« Une dernière question… Que ferez-vous lorsque votre tour viendra ?
Bob avait haussé les épaules.
-Je
mettrai mes affaires en ordre avant de suivre la procédure. De toute
façon, si je n’y vais pas, un faucheur viendra. Alors que vous
répondre ? »
Ces mots avaient convaincu le médecin.
« Que voulez-vous pour tatouage ?
-Un cube. Sur la nuque.
-Parfait.
Je vous rappelle que ce sera votre tatouage de fonction. Il sera relié à
votre activité neuronale par exception aux lois bioéthiques en vigueur.
Lorsque vous serez connecté aux réseaux que nous couvrons, nous
pourrons ainsi vous entendre penser, vous localiser et même lire le
moindre de vos mouvements.
-Et je suppose que vous pouvez également me faire disparaître si besoin est… Pourquoi m’avoir fait passer ces tests foireux ?
-Le
dispositif est un dispositif de détection. La nanotechnologie nous
permet de lire vos impulsions neuronales. Pour vous faire disparaitre,
il aurait fallu créer un émetteur et un réseau de synapses…
-Epargnez-moi vos explications de grand ponte. Je vous crois pas.
-Libre
à vous. Voici votre plaque, votre arme de service et un récapitulatif
de vos fonctions, avait déclaré le chercheur en tendant un dossier
relié.
-Vous pouvez me faire la version courte ? Je ne lis que de la philosophie.
-Vous
appartenez désormais à la brigade des faucheurs. Votre tâche se résume à
ôter la vie de ceux qui vous seront désignés. Ni plus, ni moins. Si
jamais vous avez des doutes ou des questions, vous serez remplacé…
L’immortalité est vraiment une belle connerie, avait-il ajouté. Seule la
descendance a de l’importance.
-A quoi bon s’encombrer de mioches si l’on peut vivre pour l’éternité ? avait répondu Bob en riant.
-Je n’en attendais pas moins de votre part… Je vous laisse le dossier au cas où. »
Depuis ce jour, Bob n’avait eu ni doutes, ni questions.
L’e-viral permettaient le renouvellement constant des cellules. Une
régénération qui rendait presque immortel. Le renouvellement des
neurones appartenait à chacun et les psychotropes aidaient à ne pas
virer bovin. L’immortalité vendue en pharmacie. Comment les
gouvernements auraient-ils pu règlementer cela ? Pourquoi interdire un
tel pouvoir aux uns et pas aux autres ? Les pénalistes avaient trouvé la
solution. La prévention était inutile. La répression intervenait alors.
Les actes des individus justifiaient leur immortalité. Ainsi que leur
âge. Et bien d’autres facteurs prétendument objectifs. Bob intervenait
alors, garantissant que le citoyen allait laisser sa place.
Il soupira et gratta sa barbe. Ces poils l’indisposaient. Mais depuis
la grande mission musulmane de 2156, il valait mieux prier à la mosquée
qu’à l’église… Avec les guerres de religion, personne n’était nécessaire
pour dépeupler la Terre.
Il frappa à la porte. Un homme élégant lui ouvrit. Ses yeux bleus
avaient du faire des ravages dans le cœur de beaucoup. Son visage
avenant se décomposa lorsque Bob lui montra sa plaque.
« Brigade de fauchage. Monsieur Alan Melnik ? – L’intéressé acquiesça
en tremblant. – Vous avez été déclaré mortel par le service de
renouvellement. Vous n’avez pas donné suite à la procédure de
renouvellement alors je viens m’assurer que vous allez laisser votre
place. »
Alan tourna les talons et s’enfuit dans l’appartement. Un autre homme
en peignoir regarda d’un air interdit le faucheur poursuivre son
compagnon. Bob le rattrapa sans peine. Il le plaqua sur le sol avant de
se tourner vers l’homme en peignoir : « Vous êtes son conjoint ?
-Oui… Mais qu’a-t-il fait ? Pourquoi…
-Brigade de fauchage. Monsieur Melnik doit laisser sa place. Vous pourrez récupérer sa dépouille au service de renouvellement.
-Laissez-moi au moins lui dire adieu ! » pleurnicha l’autre.
Bob soupira et leur laissa quelques minutes avant de récupérer sa
cible. En général, il devait faucher des célibataires. Les familles
posaient souvent quelques problèmes mais jamais insurmontables. De toute
façon, le service de renouvellement effectuait des sélections
objectives sur des critères permettant la stabilité sociale.
« Je vais vous demander de remplir ce questionnaire. Comme il est
indiqué, votre fuite supprime les avantages éventuels quant à votre
dernière volonté ou à la manière de laisser votre place. Vous avez un
quart d’heure sous peine de subir la procédure par défaut. »
Melnik s’empara de l’e-pad en tremblant.
Bob récupéra le formulaire rempli et s’assura machinalement de
l’ensemble des opérations. Ses années d’expérience rendaient ses gestes
sûrs et presque rassurants. Il contempla Melnik rendre son dernier
soupir avec la satisfaction d’un travail bien fait.
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« Vous me rappelez quelqu’un.
La doctoresse éclata de rire.
-Dix ans déjà ! Les années passent à une vitesse folle !
-Cela ne nous rajeunit pas, confirma Bob en riant.
-Pourquoi
vous obstinez-vous à venir ici au lieu d’acheter votre e-viral en
pharmacie ? soupira-t-elle avec le charme divin de l’actrice.
-Je ne connais toujours pas votre nom.
-A quoi cela vous avancerait-il ?
-Je pourrai mettre un nom sur votre visage autre que Guenièvre, Roxane ou Hélène. »
Cette fois-ci, elle ne répondit pas. Son visage se colora d’écarlate
tandis qu’elle se détournait. Bob haussa les épaules et remis sa veste.
Après tout, il songea qu’il avait toute l’éternité devant lui. Et puis,
le chef l’attendait.
Le faucheur entra dans la lumineuse bâtisse des services de
renouvellement. La grande porte ressemblait à ces vieilles églises
éclatantes de beauté. Les fidèles devaient être impressionnés de crainte
et de respect. Mais ils ne connaissaient pas la porte par laquelle
entraient ceux qui laissaient leur place. Il dépassa un couple
probablement en route pour une demande de conception. Il se dirigea sans
attendre vers le bureau du patron, les veines enflammées d’e-viral. Les
marqueurs se fixaient à ces cellules, entrainant un nouveau processus
de régénération pour dix autres années.
Il frappa à la porte où resplendissait la plaque « Capitaine de Brigade – Frank O’Grady » et entra, droit comme un i.
« Assied-toi Bob, lui dit Frank. Je te sers un remontant ?
Le faucheur hocha la tête. Lorsqu’O’Grady lui proposait un verre, les nouvelles étaient souvent mauvaises.
-Une affaire épineuse ?
-Ouais,
confirma le gradé. Une huile de l’opposition doit laisser sa place. La
couille dans le potage, c’est qu’il prend ça comme une attaque
personnelle. Il conditionne déjà son groupe parlementaire à son départ
en tant que martyr.
-Qui
est-ce ? demanda Bob qui se foutait pas mal des querelles politiques.
Il envisageait déjà sa mission sous l’angle technique.
-Gwenaël
Perrilec, le leader des indépendantistes catholiques. – Bob tiqua. –
Yep ! Tu vas souffrir bonhomme… Mais jusqu’ici, tu ne m’as jamais déçu.
-Je suppose qu’il faut que je le ramène sans vagues, s’enquit le faucheur.
-Ce
ne sera pas de la tarte fiston. D’autant plus que ses partisans sont
déchainés. Il faudra t’attendre à une résistance musclée, confia
O’Grady.
-Alea jacta est.
Le chef s’esclaffa.
-Te
fatigue pas à me parler chinois. C’est beau d’avoir de la culture mais
je m’en tape comme de mon premier slip. Je te laisse carte blanche.
Prends quelques hommes avec toi si besoin est. C’est Mohandir qui a le
dossier. »
Bob vida son verre et quitta son chef pour rejoindre le bureau des renseignements.
Il descendit jusqu’à la cave des geeks et entra.
« Salam alikoum, lança-t-il.
-Alikoum
salam », répondit Mohandir, un petit homme nerveux. Il passa
nerveusement une main dans ses cheveux, l’air hagard. Puis il réalisa
que Bob attendait : « Ah ! Heu… Tu veux le dossier Perrilec ?
-Cela
peut m’être utile, » répondit le faucheur en s’asseyant sur un coin de
bureau pour patienter. L’autre pianota sur son ordinateur pour en tirer
une plaque de données. Bob s’empara du petit carré de plastique en
remerciant l’informaticien d’un signe de tête.
« Les données sont sécurisées mais vu l’importance de la mission, je te
conseille de couper les connections actives quand tu étudieras le
dossier.
-Autre chose que je devrais savoir ?
-Pas
que je sache… Méfie-toi juste des engrenages politiques. En général, ce
sont les simples exécutants comme toi qui font office de
bouc-émissaire, conseilla Mohandir.
-Tu peux me couvrir numériquement ? demanda Bob.
-Comme d’habitude. Mais les enregistrements doivent rester au sein du bureau de renouvellement.
-Autrement
dit, si j’ai un pépin, ça me sera inutile. Tu peux toujours les router
sur mon adresse personnelle pour les besoins des investigations ?
-Heu… oui, mais je ne vois pas ce que ça change, répondit le technicien interloqué.
-Bien. Fais-le juste, je m’arrange du reste. Ainsi, tu n’auras pas à te mouiller. »
Sur ces mots, Bob tourna les talons. Il regagna son appartement pour y
étudier le dossier. Il soupira en visualisant les données. Il avait
horreur de ce genre d’embrouilles…
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3
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« Encore une fois, tu ne m’as pas déçu mon petit Bob ! » lança O’Grady.
L’intéressé savourait un cigare en compagnie de son supérieur. La
mission avait été un véritable succès. Il avait retrouvé le sénateur
après une semaine de traque. Sans surprise, son domicile était vide. Bob
avait donc analysé les données en profondeur. Perrilec ne cherchait pas
vraiment à se cacher mais plutôt à entourer son renouvellement d’une
publicité pour promouvoir sa politique. Bob s’était donc rendu au siège
du parti des indépendantistes catholiques. Là, il fut étonné car il eut
beau fouiller, il eut beau interroger ses camarades, il n’y avait aucune
trace de lui. Logiquement, une seule seconde piste s’imposait. Perrilec
avait réellement eu peur et il s’était réfugié dans un endroit où
personne ne pourrait l’atteindre. Le faucheur avait eu un mal fou à
faire parler les indépendantistes. Ces foutus cathos avaient un sens de
l’honneur qui dépassait l’entendement.
L’affaire s’était alors corsée. Bob avait fouillé la résidence de
Perrilec pour trouver des informations. Et ses résultats avaient dépassé
ses espérances. L’indépendantiste avait tenté de supprimer des données
mais le faucheur avait pu reconstituer les fichiers.
« Tu as découvert le pot-aux-roses, n’est ce pas ? demanda le capitaine.
-Je ne vois pas de quoi vous parlez, répondit Bob qui préférait se couvrir.
O’Grady éclata de rire.
-Très bien ! Tu ne changeras jamais. Tu es plus prudent qu’un banquier ! »
Le pot-aux-roses… Le capitaine parlait des preuves que Perrilec avait
rassemblé sur la STOR, la Section Tactique Officieuse de Renouvellement.
Jusqu’ici, ce n’était qu’une légende urbaine, entretenue par les bandes
de nerds paranoïaques sur les réseaux. Enlèvements, catastrophes
naturelles, accidents, la STOR étaient derrière tout ça. Du moins pour
le genre de types qui préfèrent les théories du complot à la réalité de
la vie.
Jusqu’ici Bob s’en foutait. Il était faucheur, il était en vie et il
était immortel. Seul cela comptait. Mais faire son boulot, c’était
fouiller dans la fange de ce catho. Faire son boulot, c’était découvrir
les preuves que la STOR existait. Les faucheurs étaient ralentis par les
restrictions bureaucratiques. Pour calmer la populace, le gouvernement
avait du trouver des moyens de renouveler plus rapidement.
« Ménage-toi mon petit Bob. Je sais que tu ne prendras pas de vacances
alors je t’ai limité pour quelques jours aux petits renouvellements,
expliqua le capitaine.
L’intéressé hocha la tête.
-De toutes les façons, tu verras ça avec le bureau des renseignements. »
Le faucheur ne fut pas tranquille lorsqu’il quitta le bureau de
O’Grady. Même s’il n’avait rien dit concernant les preuves de Perrilec,
il restait un témoin gênant. Et un témoin gênant disparaissait souvent
de la circulation. Il avait une chance du fait de ses états de service.
Sa discrétion, son efficacité, le rendait précieux mais pas
irremplaçable. Et puis, son enquête avait été couverte numériquement.
O’Grady savait parfaitement à quelles données Bob avait pu accéder…
Il soupira et rétablit ses connexions actives. Il avait quatre nouveaux
messages. Il effaça deux spams et enregistra le lien de sa couverture
numérique. Sa mémoire visuelle avait collecté les données sur la STOR.
Elle était routée directement sur le serveur de Mohandir qui
l’enregistrait au bureau des renseignements. Ces archives n’étaient
consultables que sur les postes informatiques du commissariat. Mais
certains faucheurs pouvaient récupérer ces données pour les besoins
d’une enquête. Bob l’avait demandé à Mohandir qui lui avait envoyé. Avec
ce lien, il avait un moyen de pression sur le commissariat. Aussi, il
l’envoya directement à Albert Henysgol (vieille école en gallois), un des seuls juristes discrets dont la réputation restait plus ou moins blanche.
L’adresse du dernier email lui était inconnue.
« freedream@resnullius.int » Un .int. Le domaine avait été approuvé par
la communauté internationale. Se pourrait-il que cela soit une
organisation non gouvernementale ? Mais nulle part la presse ne parlait
d’une association du nom de Resnullius. Quant au pseudonyme Freedream,
cela ressemblait au nom d’un mouvement de rébellion théocratique en
Europe de l’Est. Il hésita un instant et fit une analyse avancée par son
antivirus. Le message était clair. Intrigué, il l’ouvrit.
« Guenièvre,
Roxane ou Hélène n’ont jamais prétendu à l’immortalité. Alors pourquoi
vivent-elles encore après tant d’années ? Camarade Bob, le temps de
l’éveil approche enfin. Pour rester endormi, il te suffira de refuser
l’affaire qui vient. Je t’écris pour te laisser le choix. Je n’envie pas
ton sommeil froid. Rappelle-toi que l’immortalité frappe ceux qui
embrassent un destin glorieux et glorifié. »
Les quelques lignes étaient signées d’un I. Bob resta de longues
minutes dans le couloir à s’imprégner des mots. L’auteur avait repris
ses propres paroles. Guenièvre, Roxane ou Hélène… Or il ne les avait
dites qu’à sa doctoresse. Mais quelque chose ne collait pas. Elle
n’était pas de celles qui appartenaient à un mouvement quelconque. Elle
se contentait de faire son travail et d’être heureuse. C’était ce qui
lui plaisait chez elle. Il se retrouvait un peu dans cette manière de
vivre. Il faisait son boulot de faucheur et menait sa petite vie.
Seulement, il avait oublié qu’il agissait pour conserver son
immortalité. Celui qui avait écrit cet email le connaissait bien.
Il se connecta rapidement à la base de données des noms de domaines
enregistrés en .int. Il n’y avait aucune information sur le créateur ou
sur le possesseur du domaine Resnullius. Pestant, il allait se diriger
vers le département informatique quand il fut bipé par le bureau des
renseignements.
Mohandir étaient plongé dans une analyse qui semblait particulièrement
complexe. Sans lever les yeux de son travail, il salua Bob d’une main
qui s’agita vers les boîtes de mission. Après identification
rétinienne, la porte s’ouvrit. Un petit carré de plastique reposait dans
le coffre.
Le faucheur soupira d’aise. Les dossiers les moins complexes étaient
déposés dans les boîtes, avertissant le destinataire d’un simple signal.
Les faucheurs avaient un nombre régulier d’affaires courantes à
expédier. Ils pouvaient en refuser certaines tant qu’ils remplissaient
leur quota et en cas de circonstances exceptionnelles.
Bob s’empara de la plaque de données. L’affaire concernait une femme.
Sa situation aisée dans le domaine médical ne l’avait pas protégée de la
froideur des algorithmes. Bob accepta la prise en charge du dossier et
fit défiler les données. Au fur et à mesure qu’il découvrait les
informations, il sentit ses entrailles se nouer. « Camarade Bob, le temps de l’éveil approche enfin. Pour rester endormi, il te suffira de refuser l’affaire qui vient. »
Il regarda une nouvelle fois les photographies pour en être sûr. Sa cible de renouvellement était sa doctoresse.
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4
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Ils l’avaient piégé. Ils cherchaient à tester sa loyauté. Le mystérieux
I savait que Bob ne voulait que l’immortalité. Il lui avait donné le
choix en le prévenant. Bob aurait son immortalité au prix de la seule
personne qu’il appréciait vraiment. Mais I se trompait sur un point. Le
faucheur était depuis longtemps éveillé. Il avait embrassé le système,
œuvrant pour préserver sa longévité.
Bob soupira et se prépara à accomplir son devoir. Sa moralité viciée
d’individualisme était tellement ancrée en lui que le doute était aussi
dérangeant qu’une mouche agaçante. Il allait renouveler sa doctoresse.
Il avait accepté le dossier. Le refuser allait servir de prétexte à ses
supérieurs pour le mettre en cause. Et de toutes les façons, si une
enquête s’ouvrait, la présence de la STOR allait être révélée. Sa
situation était délicate. Il devait faire profil bas sans pour autant se
laisser écraser. Et il n’était pas à l’abri d’un renouvellement
arrangé…
Assailli de noires pensées, il rentra chez lui pour être accueilli par
son appartement de plastique et de verre. Les meubles standardisés
étaient immaculés. Il suspendit sa veste au porte-manteau et attrapa une
bière dans le frigo. L’amère fraicheur ne fut pas suffisante. Aussi, il
s’empara d’une bouteille de whisky avant de s’asseoir sur le canapé de
cuir synthétique. Il ferma les yeux devant son univers qui lui donnait
la nausée. Changer de vie importait peu. Il s’accrochait à son
immortalité comme une tique à un chien. Il se fermait au monde tant et
si bien que les idéaux n’avaient plus aucune substance. Aveugle et
sourd… mais en vie.
Il but. Il but jusqu’à oublier pourquoi il buvait. Le litre d’alcool
brûlait dans ses veines, engourdissant son esprit. Il ne voulait pas
s’endormir. Au réveil, il allait accomplir son devoir.
L’aurore se leva bien trop vite. Il avala une aspirine et nettoya
machinalement ses beuveries de la veille. La paresse, l’oisiveté étaient
plus néfastes que le pire des poisons. Ce fut avec délectation qu’il
entra sous la douche, cherchant à noyer ses pensées comme il l’avait
fait avec l’alcool. Le faucheur joua avec la température,
s’ébouillantant avant de se rincer à l’eau glacée. Expier rendait le
sentiment de culpabilité moins présent.
Chaque geste quotidien semblait durer l’éternité. Pourtant, le temps
s’envolait bien trop vite. Il enfila ses vêtements et vérifia qu’il
portait bien sa plaque. Il posa la main sur son arme de service pour se
rassurer. Enfin, il sortit dans la rue.
L’hôpital n’était pas très loin. Posant un pied devant l’autre, Bob
avançait, préférant marcher que d’étouffer dans son véhicule de
fonction. Les rares passants qu’il croisait restaient indifférents. A
quoi s’attendait-il ? Dans une société aussi individualiste, un quidam
qui remarquait le mal-être d’un autre préférait se taire, de peur que sa
sollicitude ne lui attire des ennuis. Nul regard exprimant de la
compassion ou une interrogation muette. Bob se rendit alors compte qu’il
dévisageait chaque personne, implorant presque un quelconque échange
même s’il suintait de mépris.
Devant ce constat, il ne s’autorisa aucune pitié et se ressaisit. Il
avait mieux à faire que de chercher à se faire plaindre. Depuis tant
d’années, il vivait seul, gérant ses problèmes par lui-même, n’étant
connecté au monde que par son travail. Il s’était laissé affecter à
cause de sa relation avec la doctoresse et il risquait la bavure. Il
respira profondément et redevint maître de lui-même. Sa froideur et sa
présence d’esprit lui redonnèrent le contrôle.
Il entra dans l’hôpital sans ciller.
Elle lui rappelait quelqu’un, songea Bob en voyant arriver sa doctoresse.
Elle salua un confrère et continua son chemin, arborant un sourire à
l’effluve de vie. Elle ne laissait personne indifférent, comme ces
actrices des premiers temps du cinéma. Aucun effet spécial, aucune
retouche n’étaient nécessaires pour que sa présence affecte le cœur de
chacun.
Ses talons claquaient joyeusement. Les yeux de la doctoresse se
posèrent sur Bob. L’expression de son visage changea l’espace de
quelques secondes. La surprise et la joie furent de courte durée. Elle
savait quel était le métier de Bob. Il avait quelques années devant lui
avant sa nouvelle injection d’e-viral. Lorsqu’elle avait reçu l’avis de
renouvellement, elle savait qu’elle aurait du fuir immédiatement. Elle
pensait qu’il y avait peut-être une erreur. Que l’importance que ses
patients lui accordaient pourrait jouer en sa faveur. Mais Bob était la
preuve que ses espoirs étaient vains. La surprise et la joie se muèrent
en crainte.
« Brigade de fauchage. Mademoiselle Sarah Freja ? – Une larme coula le
long la joue de la doctoresse tandis qu’elle hochait la tête. – Vous
avez été déclaré mortelle par le service de renouvellement. Vous n’avez
pas donné suite à la procédure de renouvellement alors je viens
m’assurer que vous allez laisser votre place », récita froidement Bob.
Elle eut la décence de ne pas implorer. Elle se dressait, fière, devant
le faucheur. Il la regardait, impassible. Un message le fit
tressaillir. Mais il se reprit immédiatement.
La suite se déroula comme dans un rêve. Elle le suivit sans aucune
résistance, telle une poupée de chiffon. Une fois au centre de
renouvellement, elle remplit d’un air absent les formulaires. Bob pensa
de prime abord qu’elle ne réalisait pas encore. Mais sa profonde
résignation ébranla le faucheur. Ce doute sur la prise de conscience de
la doctoresse la rendait aussi innocente qu’un enfant.
Il n’oublia jamais je dernier regard qu’elle lui lança. Au plus profond
de son âme, il savait qu’elle ne méritait pas de mourir. Mais au moins,
il continuait à vivre.
G.
(publié également sur http://draumurheim.wordpress.com/)
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