Nouvelle - Regard


     Le vent vif laissa peu à peu place à un doux mistral caressant sa peau. Elle rejeta ses longs cheveux bouclés en arrière et son odeur se mêla à celle du thym et de la lavande qui flottait dans l’air. Un gloussement moqueur perça le chant des grillons et le bruissement des feuilles. Elle se retourna, sentant son visage s’empourprer : « Qu’y a-t-il ? Demanda-t-elle brusquement.
-Rien du tout… J’aime seulement la façon sensuelle que tu as de mouvoir ta chevelure, répliqua la voix de Luther qui tentait de masquer son hilarité par son ton pompeux.
-Je te conseille de l’aimer en silence si tu ne veux pas que… » Commença Naya interrompue par une racine sur laquelle elle trébucha. Immédiatement les rires cessèrent et Luther se précipita auprès d’elle bien qu’elle n’ait pas chuté. Elle dégagea son bras qu’avait pris son ami puis releva la tête d’un air digne avant de continuer son chemin : « Je peux très bien marcher toute seule. » Déclara-t-elle froidement. Et souriant d’un air malicieux pour dissiper le malaise, elle s’élança sur le sentier, prenant la tête du petit groupe.
    Peu à peu la chaleur du soleil déclinant laissa place à la fraîcheur des arbres. Elle retira ses sandales pour poser ses pieds nus dans la bruyère. Elle s’y allongea avec délice en attendant les autres. La jeune fille était sûre qu’ils n’allaient pas lui en vouloir. Mais ce coup de gueule avait été nécessaire. Elle en avait assez de la sollicitude de Luther. Après tout, Naya était la seule à qui il portait autant d’égards et cela devenait agaçant.
    La douceur du soir naissant la berça et elle s’assoupit. La Provence était si agréable… Il ne manquait que le ressac au chant des grillons pour que la mélodie soit parfaite. Elle fut tirée de ses songes par la fraîcheur de la main de Margot. « A table grosse marmotte ! » Lança-t-elle d’un ton neutre. Si Luther montrait sans cesse chacune de ses humeurs avec exubérance, Margot était son contraire. Elle ne laissait jamais rien transparaître. Il fallait la connaître pour l’apprécier et son contact était des plus agréables une fois sa confiance acquise.
    Céline était la dernière personne présente. Son charme brutal laissait peu de personnes indifférentes et c’est ce qui la rendait si particulière. Elle pouvait obtenir n’importe quoi de n’importe qui, réagissant souvent telle une princesse capricieuse. Cet aspect hautain et méprisant de sa personnalité s’effaçait toujours avec l’un de ses rires au timbre enchanteur.
    « Ce soir, c’est Céline qui a cuisiné sous mes directives, annonça Luther d’un ton enjoué.
-Donc si vous n’aimez pas, c’est à ce monsieur qu’il faudra vous en prendre », plaisanta l’intéressée.
    La voix confuse du garçon se mêla à celle des autres. Il ne bredouillait pas souvent comme ça et Naya était sûre qu’il aimait Céline. Seulement, elle était l’une des rares personnes à réussir à l’intimider et à brider ses humeurs. Sa maladresse habituelle, qui d’ordinaire charmait les filles, ne réussissait qu’à s’amplifier et à le faire passer pour un benêt. Mais Céline avait l’air d’apprécier et ne se privait pas de le mener par le bout du nez. Au bout de deux années, Luther ne s’était jamais plaint, préférant tenter de passer à autre chose. Seulement au bout du compte, il finissait toujours seul à soupirer pour sa belle.
    Une agréable odeur de tomate, de lard et d’oignon flottait dans les airs. Les aromates parfumaient tellement bien la tambouille que l’on pouvait aisément distinguer le thym et le romain qui accompagnait le plat.
    « Alors ! Quel est le menu ? Demanda Naya dont l’estomac s’impatientait.
-Melon d’Espagne sur son lit de jambon de Bayonne… commença Luther
-…Suivi de spaghettis à la bolognaise, coupa Céline.
-Si tout le monde est d’accord pour sauter le bénédicité, je propose que nos chers cuistots apportent leurs œuvres », déclara malicieusement Margot.
    Les plats rencontrèrent rapidement le bois de la table et Naya eut droit à une copieuse part des entrées. Le melon était mûr à point mais en revanche le jambon manquait de saveur. Il ressemblait à ceux que l’on pouvait se procurer sous vide dans n’importe quel supermarché. C’était une honte d’être en Provence et de manger une telle horreur songea-t-elle en souriant. Elle lança le débat et rapidement les plaisanteries fusèrent. Luther étant le cuisinier, c’était lui qui avait choisi les denrées et il ramena rapidement la conversation sur le melon. Cependant, sur l’initiative de Margot, tous décidèrent de se rendre au marché dès le lendemain matin.
    L’odeur de la tomate se fit plus forte lorsque les couvercles furent ôtés des plats. Les spaghettis étaient parfaits et tous se régalèrent. D’ailleurs on n’entendait plus que le bruit des couverts qui s’entrechoquaient. A mesure qu’elle mangeait, Naya fut rapidement envahie d’un sentiment de plénitude qu’elle n’avait que peu de fois éprouvé dans sa vie. Elle était entourée d’amis, le ventre plein et dans un endroit paradisiaque. Que demander de plus ?
    Elle laissa ses pensées voguer, préférant s’en remettre à l’instant présent pour éviter de le souiller de ses habituelles humeurs noires. Elle avait la fâcheuse habitude de se souvenir de ce qui pouvait tout gâcher. Après les vacances, le travail revenait. Après un repas, la faim revenait… Tout était inéluctable et souvent elle se demandait à quoi bon ?
    « Un sous pour tes pensées », lança joyeusement Céline. Naya sursauta puis sourit : « Il vaut mieux que je garde tout ça pour moi.
-Non ! Dis-nous !
-Je me disais que tout cela était très beau mais que dans quelques jours, nous retrouverons nos vies d’avant », avoua-t-elle en soupirant.
    Luther ricana. Margot eut un reniflement qui ressemblait vaguement à du dédain. Quant à Céline, elle resta silencieuse. « Ma pauvre ! On s’en fiche ! On recommencera ! S’exclama le garçon avec fougue.
-Oui mais ce n’est qu’éphémère. Comme si on dérobait ces instants en sachant que ça ne durera pas.
-C’est que qui en fait la beauté. Il faut les mériter. S’ils étaient donnés à tous, la vie ne serait qu’un long ennui, avança Margot.
-Peut-être…
-Il n’y a pas de peut-être, profite de ce que tu as et arrêtes de te plaindre ! » s’exclama Céline qui provoqua l’hilarité des deux autres.
    Naya eut un faible sourire : « Tu dois avoir raison…
-Bien parlé ! Nous devons noyer ta mélancolie ! S’enflamma Luther.
-Hum… Si je suis ton idée nous devons la faire boire ? Proposa Margot tandis que les autres éclataient de rire.
-Non, je pensais plutôt à cette fête sensée durer jusqu’à l’aube. »
    Tous approuvèrent et ils se préparèrent joyeusement à la nuit qui les attendait. Naya fit même un effort et enfila une robe. Céline l’aida à attacher les lacets du corset tandis que Naya tentait d’ajouter quelques tresses à sa crinière bouclée. Elle aimait le contact des nattes mais elle n’en faisait pas souvent. Elle n’avait pas la patience de les recommencer régulièrement.
    Enfin, ils se tassèrent dans la Clio de Margot et prirent la route vers le bord de l’océan. Ils chantèrent à tue-tête sur un cd des Red Hot qui tournait en boucle depuis le début des vacances. Ils avaient même réussi à accorder leur voix pour donner un résultat des plus surprenants.
    A leur arrivée, le grondement de la foule surprit Naya. Elle n’avait que trop peu entendu autant de monde. Mais cela la réconfortait. Elle aimait se fondre dans la masse et disparaître. N’être qu’une goutte d’eau dans un lac. Elle retira ses sandales pour sentir le sable glisser entre ses doigts de pied. Elle se laissa porter par la musique et la chaleur des gens qui l’entouraient. Plus rien n’avait d’importance. Le monde se résumait à ce qu’elle ressentait tandis qu’elle dansait.
    « Tu n’as pas l’air d’ici, glissa soudain quelqu’un dans son oreille.
-Et toi tu m’as l’air observateur, railla-t-elle.
-Pas tant que ça, c’est juste que je cherchais un prétexte pour engager un semblant de conversation », répliqua le garçon avec une pointe d’amusement.
    « Tu as besoin d’aide ? », chuchota Luther. Elle se tourna vers lui tandis qu’elle sentait ses joues s’enflammer. La colère grondait en elle tel un brasier infernal. « Non je n’ai pas besoin d’aide ! J’en ai assez que tu me traites comme une gamine alors danse et fous moi la paix ! » cracha-t-elle avec colère.
    L’inconnu lui prit la main et l’emmena à l’écart. Il semblait si différent des autres. Il la fit monter sur quelques rochers où ils s’installèrent. Il était différent des autres garçons. Il n’avait pas cette prévenance maladive qu’ils s’escrimaient tous à déployer. Il ne lui parla pas de l’incident avec Luther. Il ne lui posa aucune question. Il ne parla même pas de lui. Il évoqua juste la mer, parlant d’elle avec passion. Il la fit voyager sur des voiliers ou à dos de dauphin. Il lui décrivit des plages de sable blanc et des rivages de glace où glissaient les manchots. C’était étrange de pouvoir converser avec une telle personne. Il était à la fois dans son monde et en même temps si ancré à la réalité…
    Le temps s’écoula lentement mais à la fois si rapidement… Elle aurait voulu que la soirée ne se termine pas. Elle était si bien à ses côtés.
    « Je n’ai jamais vu un lever de soleil aussi magnifique. Regarde comme les cieux s’embrasent… »
    Naya eut un hoquet de surprise. Elle se tourna vers le garçon tandis qu’une larme lui échappa. Il en profita pour poser sa main sur sa joue. Elle était si douce et si fraîche. Elle sentit soudain ses lèvres se poser sur les siennes tandis que l’inconnu lui volait un baiser.
    Son cœur battait à la chamade et elle était incapable de réfléchir. Elle était bouleversée par ses paroles. Elle se laissa raccompagner, trop retournée pour parler. Il l’embrassa une dernière fois et lui laissa un papier dans la main : « Appelle-moi » Dit-il simplement avant de partir.
    Naya resta silencieuse durant tout le trajet du retour, faisant semblant de dormir pour que les autres la laissent en paix. Ils se couchèrent et ne se levèrent que dans l’après-midi. Naya s’installa sur la bruyère à l’extérieur et Luther la rejoignit : « Tu m’en veux toujours ?
-Non !… Non pas du tout, je suis désolé pour hier soir…
-Y’a pas de mal ! Je sais que tu es très fière mais parfois j’ai peur pour toi… Alors ?
-C’était merveilleux… Simplement… Je ne sais pas comment l’expliquer. Il n’a pas la pitié que les autres ont pour moi.
-Que s’est-il passé ?
-Il m’a emmené sur les rochers, il me parlait de la mer et il m’a montré le lever de soleil, expliqua-t-elle.
-Quel goujat ! se moqua son ami.
-Arrête idiot ! Répliqua Naya avec un rire amer. Il m’a demandé de regarder le lever de soleil, ajouta-t-elle en insistant sur le mot « regarder ».
-Nan ! S’exclama Luther.
-Si, je crois qu’il s’intéresse à moi pour ce que je suis et non pour tenter de me secourir ou de m’aider, confia Naya.
-C’est vraiment fort ! J’en reviens pas qu’il ne l’ait pas remarqué… »
    La jeune fille frotta ses prunelles aliénées. Elle aurait tant voulu voir ce soleil rouge… Mais comment faire lorsque l’on est aveugle ?

G.

(Publié également sur draumurheim.wordpress.com)

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