... Quelques lambeaux de brume couvraient pudiquement les vagues,
caressant la coque de frêne. Les élégantes voiles blanches faisaient
écho aux lignes lourdes du vaisseau. Une cathédrale de bois et de toile,
érigée par des hommes voulant concurrencer la beauté de la nature.
J’admirais la finesse impressionnante de chaque détail. La patience, la
consécration de milliers d’heures, pour achever une merveille créée de
la main de simples mortels. J’admirais le travail et l’amour de parents
ayant chéri chaque écharde et chaque grain du bois.
A mesure qu’il approchait, je pouvais peu à peu distinguer les
empreintes de vie qui le paraient. Des entailles sur le bastingage,
étreinte des ports de lointaines contrées. Des gravures sur le bois,
tant de baisers maladroits des marins. Des échancrures sur les
sculptures, hommages brutaux des batailles.
Un petit garçon observait le vaisseau. Pas l’un de ces enfants beaux et
éveillés qui peuplent la plupart des histoires. Celui-ci était petit et
trapu. Les embruns mouillaient ses longs cheveux emmêlés. Ses yeux
sombres faisaient les cent pas entre l’horizon et le navire, ne sachant
se décider entre la terrible beauté de la tempête et la magnifique
effronterie de bois et de toile. Il hésitait entre la majesté et la
toute puissance de la nature et le défi qu’avaient relevé les mortels.
Les hommes se dressaient face aux créations divines et cela le
fascinait. Il s’appelait Runarth.
A côté de lui se tenait une jeune fille. De courtes tresses se
dressaient sur sa tête, dégageant ses traits anguleux. Une lourde robe
de bure masquait ses formes naissantes. Elle fixait de petites
vaguelettes qui, étrangement, s’élevaient en rythme contre la marée. Ses
doigts rugueux et tâchés d’encre dépassaient de ses manches trop
longues, battant la cadence des vaguelettes rebelles. Elle se nommait
Reyna.
Le groupe comptait un troisième membre. Grand et élancé, il semblait
avoir connu plus de saisons qu’il n’en avait réellement vues. La chair
de poule couvrait ses bras nus et musculeux. Sa barbe naissante
d’adolescent faisait honte aux fines nattes mêlées de dreadlocks tombant
sur ses épaules. Il jouait avec un petit couteau, enchaînant avec
adresse plusieurs séries de mouvements. Son nom était Bjorn.
Runarth se détacha de l’horizon en soupirant. Il jeta successivement un
regard noir aux vaguelettes de Reyna et au couteau de Bjorn. Si le
petit garçon paraissait totalement calme, les deux adolescents
n’arrivaient pas à masquer leur nervosité.
« Désolée » s’excusa Reyna en interrompant son sortilège. Bjorn lança
le poignard dans les airs avant de le rattraper et de le ranger. Avec un
sourire satisfait, Runarth reprit l’observation du navire qui entrait
maintenant dans le port.
Malgré l’heure matinale, de nombreux marins et dockers arpentaient les
quais. De nombreux enfants avaient l’habitude de s’amuser et aucun
adulte ne faisait attention au petit groupe. Si Bjorn s’était apaisé,
Reyna trépignait toujours. Elle tapa des pieds pour se réchauffer et
après quelques instants, elle posa la question qui lui brûlait les
lèvres : « Ton grand-père ne t’a rien dit de plus ?
-Non.
C’est ce navire, pas un autre. Il sera là… Tanngrisnir,
l’Insaisissable, expliqua Runarth qui se répétait pour la énième fois.
-Tanngrisnir, champion des Nealiens, murmura Bjorn rêveur.
-On raconte qu’il arrive même à leurrer les Arbitres, déclara Reyna avec l’assurance de celle qui connaît son sujet.
-Des
quolibets ! Si les Arbitres voulaient l’attraper, ils l’auraient fait
depuis longtemps. Il est simplement assez habile pour ne pas s’attirer
leurs foudres comme tous les Nealiens », rétorqua Runarth avec une
pointe de mépris dans la voix. Son ton hautain me rappelait l’assurance
de mon enfance. L’arrogance d’un paon et la fierté d’un coq, un mélange
qui rendait haïssable. Mais un mélange que possédaient la plupart des
idéalistes, usant de leur charisme et de leur confiance pour faire front
sans faillir. La connaissance était pour moi un moyen de me mettre en
valeur, de prouver par mes capacités que les autres avaient raison de me
suivre… Je voulais enseigner et mener alors que je n’avais pas atteint
l’âge adulte… Peut-être étais-je plus mûr et plus clairvoyant que la
plupart des hommes accomplis ? Ou simplement trop fou pour avoir
conscience de la réalité. Les dieux feront leur choix lorsque mon tour
viendra devant leur tribunal…
« J’ai l’impression de violer un sanctuaire sacré, s’inquiéta Bjorn.
Reyna eut un sourire narquois. Sirius en revanche le prit très au sérieux :
-Moi aussi. Mais si nous ne faisons rien, il ne nous remarquera jamais. Tu veux qu’il t’apprenne l’un de ses secrets non ? »
Bjorn acquiesça tout en pensant qu’il était peut-être préférable de ne
pas attirer l’attention d’un tel personnage. Puis il inspira
profondément et plongea dans les eaux hivernales. Runarth le suivit sans
aucune hésitation. Reyna prit le temps d’ôter sa robe de bure avant de
les rejoindre en serrant les dents.
J’avais froid pour eux. Ils nageaient pour se réchauffer mais leurs
dents continuaient à claquer sous la morsure des vagues glacées. « Nous
sommes fous, pensa Runarth avec un sourire. Nous sommes fous… ».
Poussés par le froid et l’adrénaline, ils arrivèrent rapidement aux
abords du vaisseau. Ils contournèrent la coque pour atteindre la chaîne
de l’ancre. Reyna se concentra quelques secondes qui leur semblèrent des
heures. Il ne fallait pas un grand talent pour lancer un sortilège dans
de telles conditions mais cela impliquait une dépense considérable
d’énergie.
« C’est bon », dit-elle simplement. Runarth regarda ses mains d’un air
dubitatif. Elle le foudroya du regard : « J’ai dit que c’était bon ! »
L’enfant n’insista pas et s’agrippa à la chaîne pour monter sur le
bateau. Et le sortilège fonctionna à merveille. Ses mains humides ne
subissaient pas les affres du froid et il pouvait les poser sans crainte
sur le métal sans craindre le gel.
Une fois sur le pont, il aida ses compagnons à se hisser. Bjorn n’eut
aucun mal. Mais Reyna était pâle et haletante. Elle tremblait, incapable
de se réchauffer. Runarth regarda la peau blafarde de son amie et ses
membres maigrelets en ne sachant que faire pour l’aider. Bjorn
s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. Elle se calma peu à peu à
mesure qu’ils partageaient leur maigre chaleur.
L’enfant trépignait, tiraillé entre le soulagement de voir la jeune
fille aller mieux et son agacement quant au temps qu’elle prenait pour
se remettre. Masqués tous les trois par des cordages et des tonneaux,
ils ne craignaient pas qu’un marin puisse les remarquer. Cependant, ils
avaient peu de temps avant que Tanngrishnir ne débarque.
Je n’avais pas la même impatience qu’eux. Je connaissais assez bien le
Nealien pour savoir que ses réactions illustraient à la perfection le
mot « imprévisibilité ». Le courage et l’audace des jeunes gens
ressemblait à de la folie car la réputation de Tanngrisnir était
implacable. Et je trépignais à l’idée qu’un héros bicentenaire puisse se
faire surprendre par trois gamins.
Enfin, Reyna fit signe qu’ils pouvaient continuer. Ils se coulèrent
jusqu’aux cabines, cherchant celle du célèbre Nealien. Ils n’eurent
aucun mal à la trouver. Ils s’arrêtèrent le cœur battant. Le faible
roulis faisait tanguer paisiblement le navire. Retenant son souffle,
Runarth tourna la poignée centimètre par centimètre et entra sur la
pointe des pieds, les deux adolescents sur ses talons ...
G.
(publié également sur http://draumurheim.wordpress.com/)
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