jeudi 14 mars 2013

Le Troupeau - Partie 2 - Cybernité


II
Cybernité

« Je nai pas peur des ordinateurs. Jai peur quils viennent à nous manquer. »
Isaac Asimov

1

    La solitude. Il ne la supportait plus.
    Le silence. Ce vide l’étouffait. Il suffoquait même physiquement tant il en souffrait. Il hurla dans la pièce blanche. Il cria jusqu’à avoir mal. Et, lorsqu’il n’eut plus de voix, il s’effondra sur le sol en pleurant doucement. L’adolescent sanglota jusqu’au grincement du passe-plat. Il appela d’une voix faible mais n’eut aucune réponse. Il maudit le maton avant de récupérer le plateau. En se demandant à quoi cela servait encore, il mangea.
    Samuel n’avait pas vu âme qui vive depuis déjà des années. Sa famille, ses amis… Sans avoir été kafkaïen, son procès avait été expédié dans le chaos le plus complet. Le procureur l’avait presque injurié, le traitant d’anarchiste et de terroriste raté.
    Son appel n’avait rien donné. Pas plus que les autres recours. Même la Haute Cour des Libertés Fondamentales l’avait condamné à cette geôle.
    Toutes ses connexions avaient été coupées. C’était comme être amputé d’un sens. Toutes les possibilités qu’il pouvait offrir s’étaient évanouies brutalement. Et un monde se ferme pour un autre. Depuis ce funeste jour, il était seul. Nulle fenêtre pour nulle conversation. Toujours cette impasse du 404.
    Les jours passaient et se ressemblaient. Il avait renoncé aux émissions préenregistrées que diffusait le circuit fermé de la prison. Il n’avait encore croisé aucun autre détenu. Ses proches l’avaient oublié ou abandonné. Aucune visite en deux mois. Ruminant sa solitude, il hurlait tant qu’il pouvait sans jamais recevoir de réponse. Le silence sapait peu à peu ses forces et son moral, l’entrainant toujours un peu plus vers la folie. Alors il se mettait à gratter les murs jusqu’à s’arracher les ongles. Il se tordait les doigts, courait, sautait dans sa cellule pour compenser son inactivité forcée.
    « Arrête petit, tu te fais du mal… »
    Samuel sursauta violemment. Il se tourna brusquement, cherchant d’où venait la voix. L’adolescent collait son oreille contre les murs en parcourant la pièce.
    « Calme-toi fils. Respire profondément, continua le mystérieux interlocuteur.
-Qui… Qui êtes-vous ? bredouilla Samuel d’une voix éraillée.
-Un pauvre diable qui croupit comme toi dans une geôle…
-Je crie depuis des jours ! hurla l’adolescent. Pourquoi vous répondiez pas ?
-Doucement bonhomme… Je viens d’arriver… »
    La voix venait du lavabo. La plomberie communiquait certainement entre les cellules. Samuel s’approcha et s’installa près des sanitaires. 
    « De toute façon, je préfère la liberté de cette prison aux chaînes de l’extérieur, continua l’autre prisonnier.
-Vous êtes fou ! cracha l’adolescent. Vous verrez ! Dans quelques jours vous ne pourrez plus supporter le silence. Vous supplierez pour retourner dehors et rétablir les connexions.
-C’est le 404 qui te fait peur ? se moqua la voix.
-Je… hésita Samuel.
-Te biles pas ! Je comprends. T’as grandis comme ça… »
    Un lourd silence s’abattit de nouveau. L’adolescent ne savait pas vraiment quoi ajouter. Il se tordait nerveusement les mains en réalisant qu’aussi loin que remontait ses souvenirs, il avait toujours été connecté au réseau. Chaque fois qu’il voulait sentir une présence, il lui suffisait d’envoyer une pensée dans l’internet pour entrer en contact avec l’un de ses proches. Le 404 n’était qu’une idée, un cauchemar selon certains, un rêve pour d’autres. Le nom était venu du code d’erreur http 404 qui indiquait que la ressource demandée n’existait pas. Il était synonyme de désert, de vide cybernétique.
    Du temps de Samuel, le 404 signifiait l’absence totale de connexion du cerveau humain avec tout réseau numérique.
    C’était une complète hérésie. Le droit à l’espace virtuel avait été reconnu par les juridictions internationales et consacré par de nombreux traités. Renoncer à ce droit équivalait à se couper des ressources presque illimitées de l’internet, cela signifiait renoncer aux interactions sociales et aux myriades de rencontres et de réseaux qu’offrait la grande toile.
    Avec la venue du cloud computing, les souvenirs, les sentiments et l’essence même des individus étaient transposés sur l’internet.
    Pour un être ayant toujours été connecté, ne plus être relié aux réseaux était comme perdre une partie de soi. C’était être livré à soi-même, être sevré d’une drogue cybernétique qui offrait un état de conscience supérieur où se mêlaient connaissances et rencontre de l’autre.
    « Tu te sens comme une abeille exclue de la ruche n’est ce pas ? reprit la voix.
-Un peu… reconnu l’adolescent.
-Et elles œuvrent, ces petites abeilles travailleuses. Elles œuvrent à bâtir une ruche où s’engraisse la reine car c’est elle qui perpétue l’espèce. Alors je te pose la question petit… Qui est notre reine ? demanda l’autre prisonnier.
-La connaissance, je suppose… répondit Samuel qui ne voyait pas où son compagnon voulait en venir.
-Œuvrais-tu pour la connaissance avant de te retrouver ici ?
-Je ne sais pas… avoua le garçon de plus en plus désemparé.
-Nous sommes tous capables de perpétuer l’espèce. Seulement nous n’avons plus à le faire. De ce fait, cet instinct naturel primordial est brimé dans le meilleur des cas. Alors que reste-t-il ? La connaissance ? – un rire ponctua cette question. – Il ne reste que notre reine personnelle. Un graal sensé nous être propre vers lequel nous avançons. Seulement, dans le flot d’informations et de stéréotypes, l’esprit se perd et nous ne distinguons plus réellement ce pour quoi nous sommes faits. Cherche dans tes souvenirs. Tu verras qu’à défaut de constituer une ruche, nous ne sommes qu’un troupeau cherchant à se serrer les uns contre les autres pour oublier notre peur la plus fondamentale : être seul pour affronter le monde. »
    Le doute s’instilla lentement dans les veines de Samuel. « Vous êtres cinglé ! » hurla-t-il avant de s’écarter violemment du lavabo. Mais c’était trop tard. L’adolescent voyait toutes ses certitudes ébranlées. Jusqu’ici, il avait laissé faire l’ordre naturel des choses. Il se levait, se lavait, mangeait, allait étudier puis rentrait, mangeait et dormait. Il n’avait jamais été seul. Il lui suffisait de laisser ses pensées se numériser pour trouver quelqu’un qui le comprenait et avec qui il pouvait discuter. Lorsqu’il avait besoin d’information, le réseau lui servait sur un plateau les raisonnements les plus fins.
    Il tenta de se convaincre. Après tout, il était capable de créer, de penser. C’était cela qu’il étudiait. Et lorsque, plongé dans un jeu en réseau, il résolvait des énigmes et des quêtes, cela prouvait bien qu’il n’était pas un mouton.
    Il respira profondément et se calma peu à peu. Au moins, réfléchir sur de tels problèmes lui avait changé les idées.
    « Mouton ! Bêêêêh ! lança la voix avec amusement.
-La ferme ! rétorqua Samuel hors de lui. La ferme ! La ferme ! La ferme ! » répéta-t-il en frappant le lavabo.
    La voix se changea en un rire malsain. Samuel s’écroula contre le mur en sanglotant.

2

    « L’open source mena à la connaissance universelle qui mena à la conscience collective. » Le curseur clignotait devant le dernier mot. Il se raccrochait à cette idée comme à une bouée.
    « Mouton ? Tu es là ? demanda la voix.
-Je ne suis pas un mouton, pas plus que les autres. Grâce à notre communion de pensées, tout se développe plus vite. Tout le monde a accès au savoir pour s’épanouir, rétorqua calmement Samuel.
-Réfléchis ! Tu es sans cesse confronté aux autres. Toute cette philosophie n’est qu’un tissu de mensonge. De tout temps et plus encore maintenant, la pensée est standardisée par des courants sociaux porteurs de jugements, s’emporta la voix.
-Mais on est libre de choisir ces courants. D’y adhérer ou de les rejeter.
-Et s’il n’y en a aucun ? Quelle est l’alternative ? Et si tes choix étaient qu’une configuration par défaut de ce qui existe déjà ? »
    Samuel se tut. Il n’avait jamais pensé à une alternative. Ce paradoxe le troublait. Le principe de la liberté des réseaux était justement l’alternative. Offrir une infinité de possibilités. Comment l’infini ne pourrait être suffisant ?
    « Ton silence est éloquent. Le choix repose sur une construction personnelle. Si tu es sans cesse confronté à la pensée des autres, comment envisages-tu de forger ta propre appréciation ? »
    L’adolescent était de nouveau perdu. Ce partage, cette omniscience était en réalité limitée par l’absence de recul. Il commença à comprendre que le système s’était lui-même corrompu.
    « L’open source mena à la connaissance universelle qui mena à la conscience collective… Mais la conscience collective ne peut avoir lieu que si des consciences individuelles se sont développées. » Il enregistra son fichier en se disant qu’il devait réapprendre à penser. Le réseau lui semblait soudain oppressant. Il secoua la tête en se disant que la coupure avait été trop brutale. Il ne devait pas remettre en question toutes ses convictions en si peu de temps.
    Samuel ouvrit ses connexions au réseau interne de la prison pour s’abrutir de données. Qu’il était bon de laisser son cerveau s’engourdir. Il ressemblait à l’un de ces junkies qui prenaient une dose pour arrêter de penser.
    « Mouton ? »
    Aucune réponse.
    « Mouton ? Tu es encore avec moi ? »
    L’adolescent grogna.
    La voix se tut. Samuel passa les jours qui suivirent dans un sommeil comateux. Il ne voulait plus réfléchir, la vérité était trop dure à accepter. Se laisser guider était si simple ! Mais après quelques temps, il découvrit les limites des données offertes par la prison. Il devait se rendre à l’évidence… Il voyait à longueur de journée les mêmes vidéos, les mêmes programmes dénués d’intérêts. Son esprit se sclérosait sous le matraquage constant.
    Pour la première fois de sa vie, Samuel coupa volontairement ses connexions réseau. Il sentit monter en lui un besoin irrépressible de combler ce vide. Instinctivement, il se tourna vers une compensation physique. Il tournait comme un lion en cage dans sa cellule, enchaînant tous types d’exercices pour se dépenser. Sans cela, il n’arrivait pas à dormir. Il pratiqua également les plaisirs de la chair en solitaire.
    Bien évidemment, il se lassa de cette routine. Sa soif intellectuelle grandissait et il voulait partager, confronter les idées nouvelles qui naissaient en lui. Mais la voix ne répondait plus. Alors il réclama des livres. Il n’en avait jamais vu. Lorsque les informations sont transmises sous forme de pensée, à quoi bon utiliser un livre ?
    Le temps s’écoulait avec une lenteur consternante. Cependant, un jour, il eut la bonne surprise de trouver un livre à côté de son plateau de repas.
    Samuel mit longtemps à déchiffrer les pages. Il lut avec plaisir, savourant les mots. Il songea longuement au sens de chaque phrase. Seul, il prit le temps de réfléchir et des idées se formèrent naturellement tandis que d’autres s’affinèrent. Il ressentit plus fortement le besoin de confronter ses raisonnements.
    Sans qu’il ne s’en rende compte, son manque se déplaçait. Il ne cherchait plus la sécurité. Bien au contraire, il cherchait l’affrontement. Il apportait le même souffle que les fondateurs du Partage en y intégrant une dimension humaine.

3

    L’adolescent passa une main dans ses cheveux. Ils étaient devenus beaucoup trop longs. « Ce soir je sors, dit-il au lavabo. Même si tu ne me parles plus, même si je ne sais pas qui tu es, j’ai pris ma décision. Et je te remercie pour ton aide. »
    « Mouton… » crut-il entendre murmurer dans les canalisations.
    Tout se passa très vite. Samuel avait son plan depuis déjà plusieurs semaines. Edmond Dantès lui avait soufflé. Le garçon collectait les produits dont il avait besoin. Un peu de ceci, un peu de cela… Et rapidement, il eut une collection digne d’un chimiste. Il avait trouvé dans les livres tout ce dont il avait besoin. Certes, c’était un milliard de fois plus lent que le réseau, mais il avait eu le temps d’assimiler les notions et de murir les recettes.
    Samuel prépara les ingrédients dans son bol qu’il plaça dans le lavabo bouché. Il versa d’autres réactifs autour du récipient et une chaleur intense se dégagea progressivement. Il pria pour que la fumée ne déclenche aucun système d’alarme. Le cœur battant, il rongea son frein en observant les réactions chimiques. L’excitation de sa réussite le grisait mais ce n’était pas suffisant pour chasser sa peur. Il n’avait droit qu’à un essai.
    Bientôt, son mélange fut prêt. Il nettoya le lavabo en vitesse et laissa sa potion refroidir.
    Puis, l’adolescent prépara le second mélange nécessaire à son plan. Ce fut rapidement prêt.
    Il s’allongea, se leva, fit du sport, se rallongea, tenta de dormir, se leva encore une fois, mangea, lut… Comme un lion en cage, il ne supportait plus l’attente. Mais enfin, il put boire. C’était âcre. Il avait l’impression d’avaler des groseilles qui n’étaient pas encore mures. Il toussa et toussa, pensant s’étouffer. Cependant, il avait réussi.
    A mesure que le liquide envahissait son organisme, la douleur croissait dans ses membres. Au début, il trouva la force de lutter. Peu à peu, la souffrance le submergea. Il convulsa en hurlant, doutant de la sagesse de son acte. Il cria, pleura, appelant la mort de ses vœux pour qu’elle le délivre.
    Dans un ultime élan de lucidité, plongea sa tête dans la solution ionisée qui baignait dans son lavabo. La décharge électrique l’envoya au tapis. Il sentit l’intérieur de sa tête brûler, exploser sous la douleur.
    L’inconscience acheva son tourment. Les battements de son cœur, sa respiration se ralentirent inexorablement.

    Ce fut le froid qui le ramena à la vie. Il se dressa brutalement, étouffé par un drap qui cachait sa nudité. Assis sur un chariot d’acier, il regarda autour de lui. Un couloir aussi glacial qu’aseptisé. Probablement l’étape qui précède l’autopsie. Il frissonna autant à cause de la température qu’à cause de la vision d’horreur qu’il venait d’avoir.
    Avec application, il ramena rapidement ses membres ankylosés à la vie. Il avait sûrement peu de temps avant que quelqu’un n’arrive. Samuel remarqua que sa cheville s’ornait désormais du code barre d’identification des morts.
    Le mur était tapissé de frigos. Il les ouvrit pour choisir un cadavre qui le remplacera sur le chariot. Sa macabre besogne expédiée, il explora quitta le couloir à pas de loup pour trouver une tenue plus seyante.
    Le cœur battant, il se faufila, usant de ses nouvelles capacités physiques qu’il avait travaillé des jours durant. Il dut éviter un vigile avant de trouver le vestiaire des légistes. L’adolescent se servit dans une pile de linge sale avant de s’habiller avec un soupir de satisfaction. La chaleur revenait peu à peu dans son corps transi.
    Une fois vêtu, il n’eut aucun mal à subtiliser un peu d’argent dans un portefeuille. Il trouva assez vite l’ascenseur et se rendit au rez-de-chaussée du complexe médical.
    Il se trouvait dans centre hospitalier de l’université de médecine expérimentale. Il avait souvent vagabondé là avec ses amis, à la recherche d’étudiantes infirmières dont la réputation alléchait les adolescents en rut. Il eut un faible sourire en se remémorant ces années d’insouciance.
    Mais il dut interrompre ses rêveries en voyant arriver un homme présenter sa plaque à une doctoresse. Samuel retint son souffle, observant la scène.
    « Brigade de fauchage. Mademoiselle Sarah Freja ? » demanda froidement l’homme en rangeant son insigne. L’adolescent remarqua qu’un tremblement presque imperceptible parcourait nerveusement la main du faucheur. Cet imbécile de flic devait sûrement être alcoolique voire même camé.
    « Vous avez été déclarée mortelle par le service de renouvellement. Vous n’avez pas donné suite à la procédure de renouvellement alors je viens m’assurer que vous allez laisser votre place », continua l’homme tel un robot. Malgré l’automaticité de ses paroles, il posa sur la doctoresse un regard qui se voulait désolé, excuses muettes. Le regard de Judas.
    La femme resta impassible. Une larme vint ajouter une touche émouvante au tableau de sa fière beauté. Samuel tremblait d’indignation devant le spectacle de cette créature, suivant le faucheur pour finir en cendre. Comme une fleur cueillie pour être brûlée…

4

    Samuel était encore sous le choc de ce qu’il venait de voir. Il avait toujours su que le renouvellement était nécessaire. Mais face à la réalité, l’adolescent était bouleversé.
    Heureusement, la ville grouillait toujours de monde, même la nuit. Il avait besoin de se changer les idées. Il marcha longtemps, pour fuir les abords de l’hôpital. La solution ionisée du lavabo avait grillé ses nanocircuits. Le corps alimente les nanocircuits en énergie. S’ils ne répondent plus alors l’individu est considéré à 99% comme mort. La vérification des fonctions vitales confirme le reste. C’est grâce à cela qu’il avait été sorti de la prison pour être envoyé à la morgue.
    Mais sans nanocircuits, impossible de se connecter au réseau et donc d’emprunter les transports en commun. Cette technologie était nécessaire par défaut au mode de vie choisi par les populations. Et ce depuis le commencement des réseaux sociaux. Une forme de dictature de la majorité. On a le droit de rester libre et de ne pas utiliser la technologie mise à disposition. Mais ceux qui n’utilisent pas sont exclus de fait. Et la standardisation des procédures passe par une connexion.
    Les gouvernements n’avaient pas encore supprimé l’argent liquide. Cela aurait signifié la chute du système en place. Un contrôle total signifiait un enrayement du système. En supprimant la monnaie physique, les classes les plus faibles ne pouvaient plus être exploitées car elle n’avait plus aucune possibilité de manœuvre. Cela aurait signifié une révolte ou la création d’un système en marge.
    En fouillant dans ses poches, Samuel trouva assez d’argent liquide pour subvenir à ses besoins quelques jours. Il se sustenta et une fois repu, il se mit en quête d’un bar.
    Il trouva un troquet obscur et miteux. Juste ce dont il avait besoin. Il commanda une bière et s’installa un peu à l’écart. Il n’avait jamais aimé l’alcool. Mais il avait besoin d’être dans un lieu peuplé. Il avait passé trop de temps seul. Peu importe s’il discutait ou non. Peu importe les contacts. Il avait besoin de sentir qu’il n’était plus seul.
    Sans signature numérique, personne ne semblait le remarquer. C’était comme tenter de se faire entendre d’un sourd ou de se faire voir d’un aveugle. Même le serveur ne lui adressa pas un seul regard. Sa barbe lui donnait un air patibulaire. Elle n’avait rien de la barbe musulmane que tout le monde portait. Elle ressemblait à la barbe des sages et des fous. Soignée mais en broussaille. Son regard vert était pénétrant, assombri par l’ambiance de la pièce.
    Alors Samuel se résigna à observer. Il se prit à comparer le réseau à une drogue, rassurante, menant doucement vers une addiction insidieuse. Être dépendant du savoir, être dépendant de la connaissance…
    L’adolescent commença à jouer avec le sous-verre. Sur le carton imprimé, une écriture manuscrite se détachait, comme un vestige d’un autre temps.
    « Qu’est ce que cela fait d’être éveillé ? Une absence ? Une souffrance ? Une délivrance ? Surtout ne te rendors pas. Les dernières torpeurs se dissipent. Maintenant que tu es libre, tu pourrais manquer d’exister vraiment. Camarade Samuel, tu as survécu, tu as appris, il est temps d’enseigner ou de t’effacer vraiment. Camarade Samuel, il est temps d’exister et de vivre ou de vivre et d’exister. Ce choix est tien. »
    Un I majuscule ponctuait le message.
    Samuel lut et relut le message, se demandant s’il rêvait, si ces quelques mots étaient bien réels. Il regarda autour de lui, cherchant le serveur barbu. L’adolescent ne voyait que lui pour avoir pu écrire le message. Il se leva, fit le tour du bar, se glissa dans les cuisines mais en vain.
    Il s’adressa alors au patron, qui nettoyait résolument un verre à la propreté douteuse : « Jamais eu de serveur. Et jamais vu de barbu aux yeux verts ici. »
    Il comprit alors. Ce n’était ni un rêve, ni la folie. L’autre était déconnecté des réseaux. Il était aussi invisible que Samuel l’était. L’adolescent jeta un dernier regard sur le bar et ses occupants et, avec un sourire, il pensa à haute voix : « moutons ».

                                                                                                G.

(publié également sur http://draumurheim.wordpress.com/)

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