lundi 1 avril 2013

Nouvelle - Un Air Emeraude


    Les cieux changent et restent pourtant toujours les mêmes. A l’instar des hommes.
    Je n’ai jamais tenté de comprendre pourquoi j’avançais. Et pourtant je ne suis pas un simple d’esprit. En vérité, je crois que jusqu’à ce que je la rencontre, je vivais l’instant présent, sans me soucier du pourquoi ni du comment. Je voulais que rien ne change. Comme je regrette cette époque bénie…
    Mon histoire commence dans un petit village. Je ne connaissais pas mes parents malgré le temps que je passais dans la même demeure qu’eux. Mon père se levait bien avant l’aurore pour préparer le pain et passait sa journée en ville où il accompagnait ma mère pour livrer le fruit de son travail. Lorsqu’ils rentraient, épuisés, ils n’avaient de temps pour moi que pour passer leurs nerfs. J’ai appris à ne pas leur en vouloir. La colère n’est qu’éphémère…
    J’avais peu d’amis. Il est difficile pour quelqu’un de concevoir une solitude comme la mienne. Lorsque je parle d’amis, j’évoque les légendes dont je me nourrissais. Du haut de mes quatorze ans, il était plus facile d’affronter des dragons imaginaires que les réalités de la vie. Je ne demandais rien de plus et n’existait qu’au travers de mes contes. J’adorais les veillées au village où les anciens narraient les histoires que je ne pouvais lire. C’était cela l’époque bénie où rien d’autre ne comptait que les frasques chevaleresques de mon invention.
    Puis un jour, une grande fête fut organisée. Il y avait déjà eu ce genre de réjouissances mais jamais de cette ampleur. Trois bourgades s’étaient rassemblées pour un grand bal. Mon père me traîna hors de ma retraite pour me faire participer aux préparatifs. L’après-midi venait de commencer et je regrettais déjà la fraîcheur de la forêt où je pouvais lire à mon aise. En arrivant, je ne vis que chaos et ennui. Les gens travaillaient dur pour monter les planches de la piste et l’estrade des musiciens. D’autres préparaient des crêpes et apportaient des tonneaux de cidre et de bière. Ma mère se trouvait parmi eux. Quant à mon père, il me confia aux charpentiers qui érigeaient la scène. « Collez une taloche à ce mollasson si besoin ! Ça ne lui f’ra qu’du bien ! » s’écria-t-il. Riants de bon cœur, ils me confièrent la tâche palpitante de clouer quelques planches. Je tentais en vain d’effacer le far de honte qui teintait mes joues. Puis, résigné à passer mon après-midi un marteau à la main, je m’attelais à ma corvée sans grand enthousiasme.
    C’est alors que tout bascula. Les musiciens de mon village étaient une bande de vieillard dont les airs m’enchantaient toujours. Mais ceux des deux autres bourgades ne leur ressemblaient en rien. Une troupe de jeunes gens s’installa non loin de moi. Le bonheur rayonnait de leur visage tandis qu’ils accordaient leurs instruments. Je m’assis dans l’herbe pour poser mon regard sur une fille âgée de quelques années de plus que moi. Ses longs cheveux noirs encadraient ses traits doux et rieurs. Ses yeux verts pétillaient de malice alors qu’elle ajustait les cordes de son violon. Sa vénusté et sa musique m’ensorcelaient, piégeant mon cœur sans que je puisse m’échapper.
    Elle releva la tête et me surprit en train de la dévisager. Elle me fit un sourire et je détournais rapidement le regard pour me plonger dans mon travail. J’entendis les quolibets de ses camarades et sentis le rouge colorer mes pommettes. « Sarah, je crois que tu as tapé dans l’œil de ce vigoureux marteleur à la tête d’épouvantail ! S’exclama l’une d’un air sarcastique en regardant dédaigneusement ma touffe paille et mes vêtements flottant sur mes membres maigres.
-J’espère que tu ne vas pas faire de folie avec lui ma douce. » Déclara un autre en lui volant un baiser. Sarah éclata de rire et fit un clin d’œil à son compagnon. Mon cœur s’arrêta soudain de battre et mes entrailles se nouèrent. Je ne voyais plus que le marteau et n’entendais que mes coups. Je ne distinguais plus l’amertume de l’impuissance. Un seul regard avait suffit pour comprendre qu’elle l’aimait et qu’il avait tout pour cela. Il posa sa cornemuse pour prendre sa belle dans ses bras, ses yeux azur ressortant sous sa tignasse sombre et désordonnée. Je frappais plus fort sur la charpente pour ne plus entendre les filles de mon village, jalousant ma violoniste aux yeux émeraude.
    « Moins fort l’épouvantail ! Je n’entends même plus nos mélodies ! Me lança l’enjôleur en se levant, bombant le torse d’un air menaçant.
-Désolé. » M’excusais-je en posant mon outil. Je n’avais plus rien à faire ici. S’ils devaient jouer sur l’estrade, qu’ils s’écroulent avec elle. Je fuyais leurs rires. Je fuyais leur regard. Je fuyais pour me cacher avec ma honte et retrouver les bras protecteurs de ma solitude. Qu’ils le fassent leur foutu bal, mais ils se passeront de moi.
    Ce ne fut qu’après avoir rejoint la plage de galets que j’arrêtais ma course. J’escaladais un rocher et m’allongeais, laissant échapper des sanglots de honte et de rancœur. Cela avait toujours été ainsi. Pourquoi cela aurait-il changé ce soir ? Je ne nourrissais aucun espoir. Juste la volonté d’être en paix. Mais les dieux aussi avaient décidé de jouer avec moi. Alors autant rester seul.
    Et tandis que mes pensées se dispersaient dans les embruns qu’apportaient les vents marins, je m’adossais à la roche pour admirer le couchant. Des myriades de couleurs bordant le soleil disparaissant à l’horizon.
    « C’est magnifique ! » Lança une voix claire. Effrayé, je me retournais brusquement, cherchant à savoir qui m’avait suivi. Ce fut alors que je la vis. Sarah souriait devant ma stupeur. Ses cheveux flottaient dans le vent, tout comme sa longue robe et ses jupons. Tenant toujours son violon, elle vint s’asseoir à côté de moi. J’étais piégé par son regard émeraude, incapable de la moindre parole. J’émis un son inarticulé pour lui répondre et ma confusion s’accrue lorsqu’elle éclata de rire. Mon visage devint écarlate et je baissais les yeux, passant nerveusement une main dans mes cheveux.
    « Calme-toi ! Je ne suis pas venue pour te manger ! Je suis venue m’excuser pour Gaël. Il semble un peu brusque au premier abord mais il a bon cœur. Il ne voulait pas te blesser.
-Pourquoi il est pas venu lui-même ? Demandais-je en desserrant à grand-peine l’étau qui empoignait ma gorge.
-Je suppose qu’il n’a pas conscience de la portée de ses paroles, répondit-elle évasivement. Je m’appelle Sarah ! reprit-elle avec plus de vie dans la voix.
-Luther. Répondis-je en esquissant un sourire timide.
-Hé bien Luther ! Tu es nettement plus beau lorsque tu souris. » Me dit-elle en détaillant mon visage. Je détournai la tête, gêné mais le cœur battant à un rythme infernal. « Merci. » Marmonnai-je en tordant nerveusement mes doigts.
    Un ange passa. Un instant irréel où je réalisais ce qu’elle venait de me dire. Sa franchise et sa bonté n’avaient d’égale que sa merveilleuse vénusté. Elle leva son violon et son archer pour entonner une complainte d’une mélancolie telle que mon âme vibrait avec les cordes. Et tandis qu’elle jouait, je pouvais à ma guise m’emplir de ses traits, glissant sur son menton pour caresser ses lèvres du regard. Effleurer son petit nez légèrement retroussé et me noyer dans ses yeux verts. Quelques minutes d’éternité s’écoulèrent. La douce musique des vagues accompagnait celle du violon, laissant flotter dans la nuit naissante, cet air d’une mélodie émeraude, reflet de son regard si troublant.
    Lorsque l’archet laissa les cordes tranquilles, je ne pus me détacher d’elle. Le dragon qui bridait mes sentiments était désormais vaincu. Et j’aurais affronté tous les dragons pour éprouver ce qui grondait en moi. Je ne sais ce qu’elle lut au fond de moi mais elle ne bougea pas. Je m’approchais doucement, posant mes lèvres sur les siennes. Des bourrasques de bonheur gonflèrent alors mon cœur qui tambourinait pour annoncer au monde ce baiser.
    Comme dans un rêve, je la vis se détacher de moi, les yeux brillant de confusion. « Je… Je dois partir. » Bredouilla-t-elle en se levant, reprenant le chemin de la fête. Sans un mot, je la laissais s’échapper, fuyant comme je l’avais fait à peine une heure plus tôt. Je repris ma place contre le rocher, flottant sur un nuage au milieu des étoiles. Je crois qu’il est impossible de décrire ce que l’on peut éprouver lors de son premier baiser. Un tel sentiment de plénitude ne peut être volé aux dieux que trop peu au cours de toute une vie. C’était comme si le temps n’existait plus. Je sentais encore la chaleur de sa peau, le goût de ses lèvres et rien d’autre n’avait d’importance.
    Ce furent les cris qui me ramenèrent à la réalité. Je me relevais précipitamment pour rejoindre le village. Mais le bruit de la fête couvrait les hurlements qui montaient de la forêt. Je courus vers les arbres pour découvrir une scène qui me terrifia. Un ours était dressé sur ses pattes arrières, tandis que Sarah était allongée sur le sol, inconsciente. Gaël tenait en respect la bête avec un gourdin. Maigre défense face à un tel animal. Pétrifié par la peur, j’observais impuissant le courageux jeune homme. Soudain, il m’aperçut et me hurla de la ramener. Mais mes jambes refusaient de bouger. L’ours abattit une patte sur le bras de Gaël qui fut jeté à terre. Un semblant de courage rejaillit en moi et je m’emparai d’une grosse pierre que je lançai de toutes mes forces sur la bête. L’ours reçut la roche sur la gueule, la douleur lui arrachant un cri. Je  saisis une autre pierre et chargeai en hurlant, mu par la peur de voir Sarah blessée plus grièvement. Je ne sais par quel miracle, l’animal fut effrayé par ma charge et s’enfuit dans le sous-bois.
    Gaël se releva et courut immédiatement vers son aimée, la prenant dans ses bras et pleurant de joie en sentant la vie battre en elle. Encore sous le choc, je les regardais en silence, réalisant l’amour profond que ressentait le musicien pour la jeune fille. « Ne lui dit pas que j’étais là, murmurais-je d’une voix rauque que je ne me connaissais pas. Je veux ta parole qu’elle n’en saura rien ! »
    Il hocha la tête, plongeant ses yeux dans les miens. Les mots étaient inutiles. Son regard exprimait toute la gratitude qu’il éprouvait. Je lui laissais la gloire. Et je choisissais pour Sarah. Elle ne pouvait aimer qu’un seul d’entre nous et je décidais de me sacrifier. Beaucoup trouveront mon geste stupide. D’autres y verront une forme de courage sans pour autant comprendre mes raisons. Mais pour ma part, je crois que je l’aimais trop pour voir son cœur déchiré.
    Parfois, lorsque je me promène au bord de l’océan, je repense à cette nuit. Je lève les yeux vers les étoiles et me console en sachant Sarah heureuse. De nombreuses fois j’ai regretté ma décision. De nombreuses fois j’ai songé à lui raconter la vérité. Mais depuis cette nuit je ne l’ai revue que dans mon souvenir. Car c’est tout ce que je peux conserver d’elle. Ce baiser dérobé sur un air émeraude…

G.
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