Les cieux
changent et restent pourtant toujours les mêmes. A l’instar des hommes.
Je n’ai
jamais tenté de comprendre pourquoi j’avançais. Et pourtant je ne suis pas un
simple d’esprit. En vérité, je crois que jusqu’à ce que je la rencontre, je
vivais l’instant présent, sans me soucier du pourquoi ni du comment. Je voulais
que rien ne change. Comme je regrette cette époque bénie…
Mon
histoire commence dans un petit village. Je ne connaissais pas mes parents
malgré le temps que je passais dans la même demeure qu’eux. Mon père se levait
bien avant l’aurore pour préparer le pain et passait sa journée en ville où il
accompagnait ma mère pour livrer le fruit de son travail. Lorsqu’ils
rentraient, épuisés, ils n’avaient de temps pour moi que pour passer leurs
nerfs. J’ai appris à ne pas leur en vouloir. La colère n’est qu’éphémère…
J’avais
peu d’amis. Il est difficile pour quelqu’un de concevoir une solitude comme la
mienne. Lorsque je parle d’amis, j’évoque les légendes dont je me nourrissais.
Du haut de mes quatorze ans, il était plus facile d’affronter des dragons
imaginaires que les réalités de la vie. Je ne demandais rien de plus et
n’existait qu’au travers de mes contes. J’adorais les veillées au village où
les anciens narraient les histoires que je ne pouvais lire. C’était cela
l’époque bénie où rien d’autre ne comptait que les frasques chevaleresques de
mon invention.
Puis un
jour, une grande fête fut organisée. Il y avait déjà eu ce genre de
réjouissances mais jamais de cette ampleur. Trois bourgades s’étaient
rassemblées pour un grand bal. Mon père me traîna hors de ma retraite pour me
faire participer aux préparatifs. L’après-midi venait de commencer et je
regrettais déjà la fraîcheur de la forêt où je pouvais lire à mon aise. En
arrivant, je ne vis que chaos et ennui. Les gens travaillaient dur pour monter
les planches de la piste et l’estrade des musiciens. D’autres préparaient des
crêpes et apportaient des tonneaux de cidre et de bière. Ma mère se trouvait
parmi eux. Quant à mon père, il me confia aux charpentiers qui érigeaient la
scène. « Collez une taloche à ce mollasson si besoin ! Ça ne lui f’ra
qu’du bien ! » s’écria-t-il. Riants de bon cœur, ils me confièrent la
tâche palpitante de clouer quelques planches. Je tentais en vain d’effacer le
far de honte qui teintait mes joues. Puis, résigné à passer mon après-midi un
marteau à la main, je m’attelais à ma corvée sans grand enthousiasme.
C’est
alors que tout bascula. Les musiciens de mon village étaient une bande de
vieillard dont les airs m’enchantaient toujours. Mais ceux des deux autres
bourgades ne leur ressemblaient en rien. Une troupe de jeunes gens s’installa
non loin de moi. Le bonheur rayonnait de leur visage tandis qu’ils accordaient
leurs instruments. Je m’assis dans l’herbe pour poser mon regard sur une fille
âgée de quelques années de plus que moi. Ses longs cheveux noirs encadraient
ses traits doux et rieurs. Ses yeux verts pétillaient de malice alors qu’elle
ajustait les cordes de son violon. Sa vénusté et sa musique m’ensorcelaient,
piégeant mon cœur sans que je puisse m’échapper.
Elle
releva la tête et me surprit en train de la dévisager. Elle me fit un sourire
et je détournais rapidement le regard pour me plonger dans mon travail.
J’entendis les quolibets de ses camarades et sentis le rouge colorer mes
pommettes. « Sarah, je crois que tu as tapé dans l’œil de ce vigoureux
marteleur à la tête d’épouvantail ! S’exclama l’une d’un air
sarcastique en regardant dédaigneusement ma touffe paille et mes vêtements
flottant sur mes membres maigres.
-J’espère que tu ne vas pas faire de folie avec lui
ma douce. » Déclara un autre en lui volant un baiser. Sarah éclata de rire
et fit un clin d’œil à son compagnon. Mon cœur s’arrêta soudain de battre et
mes entrailles se nouèrent. Je ne voyais plus que le marteau et n’entendais que
mes coups. Je ne distinguais plus l’amertume de l’impuissance. Un seul regard
avait suffit pour comprendre qu’elle l’aimait et qu’il avait tout pour cela. Il
posa sa cornemuse pour prendre sa belle dans ses bras, ses yeux azur ressortant
sous sa tignasse sombre et désordonnée. Je frappais plus fort sur la charpente
pour ne plus entendre les filles de mon village, jalousant ma violoniste aux
yeux émeraude.
« Moins fort l’épouvantail ! Je n’entends même plus nos
mélodies ! Me lança l’enjôleur en se levant, bombant le torse d’un air
menaçant.
-Désolé. » M’excusais-je en posant mon outil.
Je n’avais plus rien à faire ici. S’ils devaient jouer sur l’estrade, qu’ils
s’écroulent avec elle. Je fuyais leurs rires. Je fuyais leur regard. Je fuyais
pour me cacher avec ma honte et retrouver les bras protecteurs de ma solitude.
Qu’ils le fassent leur foutu bal, mais ils se passeront de moi.
Ce ne fut
qu’après avoir rejoint la plage de galets que j’arrêtais ma course.
J’escaladais un rocher et m’allongeais, laissant échapper des sanglots de honte
et de rancœur. Cela avait toujours été ainsi. Pourquoi cela aurait-il changé ce
soir ? Je ne nourrissais aucun espoir. Juste la volonté d’être en paix.
Mais les dieux aussi avaient décidé de jouer avec moi. Alors autant rester
seul.
Et tandis
que mes pensées se dispersaient dans les embruns qu’apportaient les vents
marins, je m’adossais à la roche pour admirer le couchant. Des myriades de couleurs
bordant le soleil disparaissant à l’horizon.
« C’est magnifique ! » Lança une voix claire. Effrayé, je
me retournais brusquement, cherchant à savoir qui m’avait suivi. Ce fut alors
que je la vis. Sarah souriait devant ma stupeur. Ses cheveux flottaient dans le
vent, tout comme sa longue robe et ses jupons. Tenant toujours son violon, elle
vint s’asseoir à côté de moi. J’étais piégé par son regard émeraude, incapable
de la moindre parole. J’émis un son inarticulé pour lui répondre et ma
confusion s’accrue lorsqu’elle éclata de rire. Mon visage devint écarlate et je
baissais les yeux, passant nerveusement une main dans mes cheveux.
« Calme-toi ! Je ne suis pas venue pour te manger ! Je
suis venue m’excuser pour Gaël. Il semble un peu brusque au premier abord mais
il a bon cœur. Il ne voulait pas te blesser.
-Pourquoi il est pas venu lui-même ?
Demandais-je en desserrant à grand-peine l’étau qui empoignait ma gorge.
-Je suppose qu’il n’a pas conscience de la portée de
ses paroles, répondit-elle évasivement. Je m’appelle Sarah ! reprit-elle
avec plus de vie dans la voix.
-Luther. Répondis-je en esquissant un sourire
timide.
-Hé bien Luther ! Tu es nettement plus beau
lorsque tu souris. » Me dit-elle en détaillant mon visage. Je détournai la
tête, gêné mais le cœur battant à un rythme infernal. « Merci. »
Marmonnai-je en tordant nerveusement mes doigts.
Un ange
passa. Un instant irréel où je réalisais ce qu’elle venait de me dire. Sa
franchise et sa bonté n’avaient d’égale que sa merveilleuse vénusté. Elle leva
son violon et son archer pour entonner une complainte d’une mélancolie telle
que mon âme vibrait avec les cordes. Et tandis qu’elle jouait, je pouvais à ma
guise m’emplir de ses traits, glissant sur son menton pour caresser ses lèvres
du regard. Effleurer son petit nez légèrement retroussé et me noyer dans ses
yeux verts. Quelques minutes d’éternité s’écoulèrent. La douce musique des
vagues accompagnait celle du violon, laissant flotter dans la nuit naissante,
cet air d’une mélodie émeraude, reflet de son regard si troublant.
Lorsque
l’archet laissa les cordes tranquilles, je ne pus me détacher d’elle. Le dragon
qui bridait mes sentiments était désormais vaincu. Et j’aurais affronté tous
les dragons pour éprouver ce qui grondait en moi. Je ne sais ce qu’elle lut au
fond de moi mais elle ne bougea pas. Je m’approchais doucement, posant mes
lèvres sur les siennes. Des bourrasques de bonheur gonflèrent alors mon cœur
qui tambourinait pour annoncer au monde ce baiser.
Comme dans
un rêve, je la vis se détacher de moi, les yeux brillant de confusion.
« Je… Je dois partir. » Bredouilla-t-elle en se levant, reprenant le
chemin de la fête. Sans un mot, je la laissais s’échapper, fuyant comme je
l’avais fait à peine une heure plus tôt. Je repris ma place contre le rocher,
flottant sur un nuage au milieu des étoiles. Je crois qu’il est impossible de
décrire ce que l’on peut éprouver lors de son premier baiser. Un tel sentiment
de plénitude ne peut être volé aux dieux que trop peu au cours de toute une
vie. C’était comme si le temps n’existait plus. Je sentais encore la chaleur de
sa peau, le goût de ses lèvres et rien d’autre n’avait d’importance.
Ce furent
les cris qui me ramenèrent à la réalité. Je me relevais précipitamment pour
rejoindre le village. Mais le bruit de la fête couvrait les hurlements qui
montaient de la forêt. Je courus vers les arbres pour découvrir une scène qui
me terrifia. Un ours était dressé sur ses pattes arrières, tandis que Sarah
était allongée sur le sol, inconsciente. Gaël tenait en respect la bête avec un
gourdin. Maigre défense face à un tel animal. Pétrifié par la peur, j’observais
impuissant le courageux jeune homme. Soudain, il m’aperçut et me hurla de la
ramener. Mais mes jambes refusaient de bouger. L’ours abattit une patte sur le
bras de Gaël qui fut jeté à terre. Un semblant de courage rejaillit en moi et
je m’emparai d’une grosse pierre que je lançai de toutes mes forces sur la
bête. L’ours reçut la roche sur la gueule, la douleur lui arrachant un cri. Je saisis une autre pierre et chargeai en
hurlant, mu par la peur de voir Sarah blessée plus grièvement. Je ne sais par
quel miracle, l’animal fut effrayé par ma charge et s’enfuit dans le sous-bois.
Gaël se
releva et courut immédiatement vers son aimée, la prenant dans ses bras et
pleurant de joie en sentant la vie battre en elle. Encore sous le choc, je les
regardais en silence, réalisant l’amour profond que ressentait le musicien pour
la jeune fille. « Ne lui dit pas que j’étais là, murmurais-je d’une voix
rauque que je ne me connaissais pas. Je veux ta parole qu’elle n’en saura
rien ! »
Il hocha
la tête, plongeant ses yeux dans les miens. Les mots étaient inutiles. Son
regard exprimait toute la gratitude qu’il éprouvait. Je lui laissais la gloire.
Et je choisissais pour Sarah. Elle ne pouvait aimer qu’un seul d’entre nous et
je décidais de me sacrifier. Beaucoup trouveront mon geste stupide. D’autres y
verront une forme de courage sans pour autant comprendre mes raisons. Mais pour
ma part, je crois que je l’aimais trop pour voir son cœur déchiré.
Parfois,
lorsque je me promène au bord de l’océan, je repense à cette nuit. Je lève les
yeux vers les étoiles et me console en sachant Sarah heureuse. De nombreuses
fois j’ai regretté ma décision. De nombreuses fois j’ai songé à lui raconter la
vérité. Mais depuis cette nuit je ne l’ai revue que dans mon souvenir. Car
c’est tout ce que je peux conserver d’elle. Ce baiser dérobé sur un air
émeraude…
G.
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