dimanche 17 mars 2013

Nouvelle - Le Diable d'Inkstone


     Je m’éveillais doucement. Mes paupières lourdes de sommeil peinaient à s’ouvrir. Combien de temps avais-je dormi ? Je grognai, bougeant doucement pour trouver une position plus confortable. Je me redressai avec précaution sur ma chaise, tentant d’ignorer la douleur lancinante sous mon crâne. Quelques courbatures m’arrachèrent un gémissement.
    Un verre contenant un liquide ambré reposait sur une table sculptée par les années, les bagarres et les lames des voyageurs. La bouche pâteuse, je tendis une main aux doigts noircis pour m’emparer du récipient. Je bus une gorgée de son contenu et grimaçai en sentant le goût du whiskey. La crasse recouvrait mes mains d’un délicat mélange de sang et d’encre. Mes vêtements étaient couverts de poussière et déchirés par endroit. Ma jambe me faisait souffrir, probablement d’une ancienne blessure mal soignée. Des griffures marquaient ma peau par endroits. La tête martelée par une probable ivresse récente, je tentais de mettre de l’ordre dans mes pensées et de raviver les cendres de ma mémoire calcinée.
    Prenant soudain conscience de ne pas être seul, j’examinais les lieux. A l’évidence, je me trouvais dans le coin le plus sombre d’une petite taverne. Une agréable odeur de tabac froid, de lard et d’oignon flottait dans l’air. Le tenancier se tenait derrière son comptoir, tirant sur une longue bouffarde, les yeux perdus dans le néant.
    Des bûches craquaient joyeusement dans une cheminée, couvrant en partie le bruit de la pluie qui tambourinait aux fenêtres. Deux hommes étaient installés dans des rocking-chairs, se balançant doucement en devisant à voix basse. L’un d’eux remarqua ma présence et se retourna. Ses cheveux courts en bataille encadraient un visage jeune et marqué de cicatrices. Ses yeux bleus rieurs surplombaient un nez brisé. Il interpella son compagnon qui fit volte-face à son tour. Beaucoup plus âgé, son visage était mangé par une barbe cendrée. Son regard sombre était souligné de cernes noirs et chacune de ses expressions accentuée d’une multitude de rides. Il me jeta un regard amusé puis se détourna de moi, préférant s’emparer d’un violon. Il fit jaillir quelques notes de l’instrument pour l’accorder. Le vieux entonna ensuite une mélodie emprunte de mélancolie.
    « On a retrouvé la Damoiselle du Loch ce matin, commença-t-il après avoir cessé de jouer.
-Comme les autres pauvrettes dont on m’a parlé ? s’enquit son compagnon d’un air sombre.
-Comme les autres mon brave Bjorn. Il lui manquait ses deux yeux, grogna le vieux violoniste.
-A quoi bon rentrer du front si c’est pour retrouver la boucherie… aboya le jeune vétéran en frappant du poing sur la table. Cela dure depuis combien de temps ?
-Tu veux entendre toute l’histoire ? »
    Bjorn hocha la tête. Je me penchais pour mieux écouter, une sensation désagréable naissant au creux de mon ventre. Alors que je changeais de position, ma chaise racla sur le sol et je faillis tomber. Les deux compères se retournèrent vers moi, le jeune me fusilla du regard et le vieux me dévisagea d’un air mauvais.
    Ils reprirent leur conversation en baissant la voix. Le vieux reprit le fiddle, ponctuant le début de son récit d’un air troublant.
    « On a découvert la première en forêt, quelques semaines après ton départ. Le temps et les animaux avaient commencé leur œuvre depuis plusieurs jours déjà. Les gendarmes l’amenèrent en secret au médecin du village. Sitôt l’autopsie terminée, Lazare est venu me trouver. Il épongeait sans cesse son front et son regard était fou, comme s’il avait du traiter avec le diable en personne. Je lui servis un verre qu’il avala d’un trait. Balthus, m’a-t-il dit d’une voix rauque. Balthus, nous devons quitter le village, il est revenu ! – Le violoniste marqua une pause dans son récit pour réaccorder son instrument – Je n’avais pas tout de suite compris de qui il parlait. Mais il me tendit un morceau de parchemin taché d’encre et de sang. Et pendant quelques secondes, j’hésitais à l’écouter. »
    Balthus s’interrompit pour boire une rasade de bière. Bjorn se taisait, son menton entre les doigts, le visage fermé.  Quant à moi, je tentais avec frénésie d’effacer les traces qui souillaient mes doigts.
    « Un parchemin tâché d’encre et de sang… répéta pensivement le vétéran.
-Oui, grogna l’autre. C’est la marque du Diable d’Inkstone. Les vieilles commères racontent cette histoire aux jeunes filles pour les forcer à rester pures jusqu’à mariage.
-Je ne la connais pas s’étonna Bjorn.
-Bien sûr que tu ne la connais pas, tu n’es pas une jeune fille, ironisa l’ancien. Les vieilles ne se souviennent plus quand la légende a pris racine. Mais elles jurent sur le crâne de tous les curés que le malin est apparu à Inkstone. A l’époque, deux sœurs vivaient dans ce village. Toutes les deux étaient resplendissantes de beauté et de grâce. Mais si l’une était timide et réservée, l’autre irradiait d’exubérance et de franchise. La première allait régulièrement à la messe et ne parlait jamais des choses du cœur et des jupons. Quant à la deuxième, elle mordait la vie à pleine bouche, s’acoquinant avec le premier mauvais poète venu. – Balthus s’humecta le gosier. – Un jour, un inconnu vint à la rencontre de la débauchée. Ils n’échangèrent que quelques mots mais les prunelles de la belle devinrent aussi noires que l’encre. On retrouva son cadavre sans yeux mais orné d’un morceau de parchemin taché d’encre et de sang.
« Comme tu t’en doutes, l’inconnu vint à la rencontre de la sœur. Il boitait, s’appuyant sur une canne de fortune. La prude chercha à s’enfuir mais malgré sa jambe, le malin était trop rapide. Il la rattrapa et lui parla longuement. A cause de son innocence, il ne pouvait lui faire de mal ni la contraindre à le suivre.
« Lorsqu’elles racontent, les vieilles s’arrêtent là. Mais je sais qu’elle le suivit jusqu’en enfer. C’est le tribut d’innocence qu’exige le Diable d’Inkstone en échange de la vie de toutes les autres femmes », gronda le violoniste en ponctuant ses paroles de quelques notes et d’un regard fou.
    De l’encre et du sang. Et je n’arrivais toujours pas à nettoyer mes doigts. Je fourrais mes mains dans mes poches, le cœur battant. Mon palpitant s’arrêta lorsque mes doigts se fermèrent sur un morceau de parchemin. Tétanisé, j’eus à peine la force d’y jeter un regard. Le vélin était marqué d’encre et de sang…
« J’ignorais que cette vieille légende aurait pu avoir un fond de vérité, repris le vieux. Pourtant, je fus forcé d’y croire. Lazare quitta ma maison avant la tombé de la nuit. J’avais besoin de marcher pour réfléchir. J’emportais une bonne bouffarde car il faisait bon. J’ai contourné le bois des trèfles pour gagner les pâtures des Blackhair. Son ainée rentrait les moutons et le reste de la marmaille travaillait le blé au fléau dans la grange. Tu te souviens de Gwen, son ainée ?
-Une jolie brune aux jupons volages ? Oui, je m’en souviens, mon frère l’a eu dur lorsqu’il s’est aperçu qu’il n’était pas le seul à profiter des charmes de la belle, expliqua Bjorn.
-Hé bien – Balthus tira quelques bouffées de sa pipe. – Un homme vêtu de sombre s’est approché. Je n’ai pas pu distinguer son visage. Il avançait d’une démarche gauche et étrange. Son pas boitant le mena jusqu’à la Gwen. Le Malin a de nombreuses apparences, tu le sais bien. Il emprunta l’un de ses visages des moins laids car elle le laissa approcher.
-Elle laisse approcher n’importe qui, bougonna le vétéran en pensant avec amertume à son frère.
Balthus eut un léger ricanement.
-Mieux valut pour elle d’être avec un autre homme ce soir-là. Elle poussa un cri à glacer le sang, griffant et se débattant. Mes poils se hérissent encore à cette seule pensée. L’homme rabattit un capuchon sur son visage et quitta les lieux. »
    Figé, je l’écoutais, frottant ma jambe déformée et les griffures de mes bras avec la crainte qu’ils ne me découvrent. Plus le vieillard parlait, plus ma crainte grandissait. Ce monstre qu’il décrivait me ressemblait parfaitement. Même si au fond de moi, je n’avais pas l’impression d’avoir commis ces atrocités, je ne pouvais m’empêcher de penser : « et si c’était moi ? » Mais comment savoir ? Ma mémoire restait aussi inaccessible que les jupons d’une none. Mes entrailles étaient nouées par l’angoisse. Mes mains et mes genoux tremblaient, me refusant tout espoir d’une fuite.
    « Je rejoignis la famille en courant et nous organisâmes une battue. Le bougre ne pouvait être bien loin et tous les hommes du village connaissaient bien les bois, expliqua Balthus.
-Woodhome est venu aussi ?
-Bien sûr ! Mais lui non plus n’a rien trouvé.
-Rien du tout ? s’étonna le vétéran.
-Rien de rien… Pas un pet. Et pourtant nous avons cherché toute la nuit. Au petit matin, la fille des Kerdu nous attendait, souriant de toutes ses dents.
-La petite Helen ? Celle qui n’avait que deux ans quand je suis parti ? s’enquit le jeune homme avant de porter sa pinte jusqu’à ses lèvres.
-Exact. Elle a six ans désormais mais elle a toujours le même caractère. Elle m’a cloué sur place. Devine ce qu’elle nous a lancés, fière comme Artaban, gloussa Balthus.
-Aucune idée.
- « Je l’ai trouvé avant vous ! »
-Non ! s’exclama le vétéran stupéfait.
-Imagine notre tête ! Il est venu la voir et elle lui a raconté que c’était mal de voler des yeux et de tuer les autres filles. Il lui a répondu que ces filles étaient mauvaises et qu’il fallait les punir. Qu’elles n’avaient pas le droit de poser les yeux sur lui car leur âme n’était pas pure. Helen lui a alors demandé s’il allait la tuer. Il a rétorqué qu’elle était aussi pure que la fleur d’innocence qu’il recherchait, mais qu’elle était trop jeune. La petite la remercié et il est parti.
-Comme ça, sans rien lui faire ? s’étonna le vétéran.
-Aux dires de la fillette et de la légende, il ne tue pas les innocentes, rappela Balthus en tirant quelques bouffées. C’est d’ailleurs ce qui m’a donné l’idée de lui tendre un piège.
-Vieux renard, se moqua le jeune homme en faisant sourire son compère.
-Je fis courir le bruit que nous l’avions percé à jour et que nous allions protéger les damoiselles du village. Bien entendu, ce n’était qu’un  leurre et je ne fis réellement mettre en sûreté que les proies que ce vicieux recherchait. Il dut flairer le piège, ou peut-être n’était-ce que par désir de prendre encore une vie. Quoi qu’il en soit, il tua de nouveau à Bridgeriver. Il se fit oublier de chez nous mais je restais vigilant, enjoignant à MacHammer de poster des hommes chaque soir autour du village. Et ma prévoyance paya. Il y a de cela quelques nuits, la milice entendit la damoiselle du Loch crier. Je fus réveillé dans la minute et nous arrivâmes au lac en quelques instants. Malheureusement, c’était trop tard pour elle. Mais le bougre était toujours là. Nous le prîmes en chasse avec l’aide des chiens de MacHammer. Tout démon qu’il était, je suis certain que nous fîmes mouche, ou en tous cas les chiens. »
    Je ne pouvais cacher mes vêtements déchirés. Il fallait que je quitte cet endroit au plus vite.
    « Le malin a néanmoins réussi à s’échapper, pesta le vieux.
-Jusqu’à ce soir », répliqua le vétéran en se jetant soudain sur moi. Surpris, tétanisé, je ne pus m’échapper à temps. Il me plaqua violemment sur le sol : « Alors, quel effet cela fait-il d’être la proie ? »
    Je bredouillais de confuses excuses, la panique, la peur et la consternation bloquant les paroles au fond de ma gorge. Le vieux se pencha sur moi, souriant largement. Son haleine empestait la bière et le tabac. Brusquement, il éclata de rire, rapidement suivi par son compère. Le jeune relâcha son étreinte avant de me relever et de m’épousseter sans ménagement.
    « Allez, respire Léo ! Ce n’est qu’une farce !
-Une farce ! m’exclamai-je.
-De mauvais goût, on te l’accorde, concéda Balthus.
-Mon vieux, tu aurais du voir ta tête au fur et à mesure de l’histoire !
-Oh que oui ! confirma le vieux qui avait les larmes aux yeux à force de rire.
-Je suis Bjorn, se présenta le vétéran. On a servi ensemble. Et voici Balthus, mon père. Tu as reçu un coup à la tête quand nous étions au front et tu as une fâcheuse tendance à perdre la mémoire quand tu bois trop. Alors on a eu l’idée d’inventer ce petit conte. »
    La mémoire me revint brutalement. J’envoyai un crochet du droit à mon camarade et ami d’enfance droit, éclatant de rire à mon tour. Ce chien galeux m’avait collé une belle frousse.

G.

(Publié également sur draumurheim.wordpress.com)

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